Lami Fritz | Page 9

Erckmann-Chatrian
roulettes au
milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à
doubles battants, pratiquées dans les boiseries, et descendant du
plafond jusque sur le parquet. Dans l'une était le linge de table, aussi
beau qu'il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons; dans
l'autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux Saxe,
fleuronnée, moulée et dorée: les piles d'assiettes en bas, les services de
toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus;
puis l'argenterie ordinaire dans une corbeille.
Kobus choisit une belle nappe damassée, et l'étendit sur la table
soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et
faisant aux coins de gros noeuds, pour les empêcher de balayer le
plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi il
prit une pile d'assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre
d'assiettes creuses. Il fit de même d'un plateau de verres de cristal,
taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets

sombres du rubis, et le vin jaune ceux de la topaze.
Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l'un en face de
l'autre; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet
d'évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la
symétrie.
En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de
recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se
fronçaient:
«C'est cela, se disait-il à voix basse, le grand Frédéric Schoultz du côté
des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face
de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci: ce sera bien... c'est bien
comme cela; quand la porte s'ouvrira, je verrai tout d'avance, je saurai
ce qu'on va servir, je pourrai faire signe à Katel d'approcher ou
d'attendre; c'est très bien. Maintenant les verres: à droite, celui du
bordeaux pour commencer; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite
celui du johannisberg des capucins. Toute chose doit venir en ordre et
selon son temps; l'huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table,
rien ne manque plus, et j'ose me flatter.... Ah! le vin! comme il fait déjà
chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe,
excepté le bordeaux qui doit se boire tiède; je vais prévenir Katel.--Et
maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je me change, que je
mette ma belle redingote marron.--Ça va, Kobus, ah! ah! ah! quelle fête
du printemps.... Et dehors donc, il fait un soleil superbe!--Hé! le grand
Frédéric se promène déjà sur la place; il n'y a plus une minute à
perdre!»
Fritz sortit; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire
chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins; il était radieux et entra
dans sa chambre en chantant tout bas: «Tra, ri, ro, l'été vient encore une
fois... yoû! yoû!»
La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison,
et la grande Frentzel, la cuisinière du Boeuf-Rouge, avertie d'avance,
entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à
la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.

La demie sonnait alors à l'église Saint-Landolphe, et les convives ne
pouvaient tarder à paraître.

IV
Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s'asseoir, avec trois
ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l'antique
salle à manger de ses pères; et là, de s'attacher gravement la serviette au
menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues
d'écrevisses, qui embaume, et de passer les assiettes en disant:
«Goûtez-moi cela, mes amis, vous m'en donnerez des nouvelles.»
Qu'on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes
sur le ciel bleu du printemps ou de l'automne.
Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour
découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d'argent pour
diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée,
la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous
regardent!
Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une
autre bouteille, et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le
bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant: «Qu'est-ce qui va
venir à cette heure?»
Ah! je vous le dis, c'est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de
penser: «Cela recommencera de la sorte d'année en année, jusqu'à ce
que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions
en paix dans le sein d'Abraham.»
Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s'animent,
quand les uns éprouvent tout
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