Lami Fritz | Page 8

Erckmann-Chatrian
bouche.

Kobus, se rappelant cela, fut content. Et, sans compléter le panier, il se
dit:
«En voilà bien assez: encore une bouteille de capucin, et nous
roulerions sous la table. Il faut user, comme le répétait sans cesse mon
vertueux père, mais il ne faut pas abuser.»
Alors, plaçant avec précaution le panier hors du lattis, il referma
soigneusement la porte, y remit le cadenas et reprit le chemin de la
première cave. En passant, il compléta le panier avec une bouteille de
vieux rhum, qui se trouvait à part, dans une sorte d'armoire enfoncée
entre deux piliers de la voûte basse; et enfin il remonta, s'arrêtant
chaque fois pour cadenasser les portes.
En arrivant près du vestibule, il entendit déjà le remue-ménage des
casseroles et le pétillement du feu dans la cuisine: Katel était revenue
du marché, tout était en train, cela lui fit plaisir.
Il monta donc, et, s'arrêtant dans l'allée, sur le seuil de la cuisine
flamboyante, il s'écria:
«Voici les bouteilles! À cette heure, Katel, j'espère que tu vas te
dépasser, que tu nous feras un dîner... mais un dîner....
--Soyez donc tranquille, monsieur, répondit la vieille cuisinière, qui
n'aimait pas les recommandations, est-ce que vous avez jamais été
mécontent de moi depuis vingt ans?
--Non, Katel, non, au contraire; mais tu sais, on peut faire bien, très
bien, et tout à fait bien.
--Je ferai ce que je pourrai, dit la vieille, on ne peut pas en demander
davantage.»
Kobus voyant alors sur la table deux gelinottes, un superbe brochet
arrondi dans le cuveau, de petites truites pour la friture, un superbe pâté
de foie gras, pensa que tout irait bien.

«C'est bon, c'est bon, fit-il en s'en allant, cela marchera, ah! ah! ah!
nous allons rire.»
Au lieu d'entrer dans la salle à manger ordinaire, il prit la petite allée à
droite, et devant une haute porte il déposa son panier, mit une clef dans
la serrure et ouvrit: c'était la chambre de gala des Kobus; on ne dînait là
que dans les grandes circonstances. Les persiennes des trois hautes
fenêtres au fond étaient fermées; le jour grisâtre laissait voir dans
l'ombre de vieux meubles, des fauteuils jaunes, une cheminée de
marbre blanc, et, le long des murs, de grands cadres couverts de percale
blanche.
Fritz ouvrit d'abord les fenêtres et poussa les persiennes pour donner de
l'air.
Cette salle, boisée de vieux chêne, avait quelque chose de solennel et
de digne; on comprenait au premier coup d'oeil, qu'on devait bien
manger là-dedans de père en fils.
Fritz retira les voiles des portraits: c'étaient les portraits de Nicolas
Kobus, conseiller à la cour de l'électeur Frédéric-Wilhelm, en l'an de
grâce 1715. M. le conseiller portait l'immense perruque Louis XIV,
l'habit marron à larges manches relevées jusqu'aux coudes, et le jabot
de fines dentelles; sa figure était large, carrée et digne. Un autre portrait
représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régiment de dragons
de Leiningen, avec l'uniforme bleu-de-ciel à brandebourgs d'argent,
l'écharpe blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne
penché sur l'oreille; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais
comme un bouton d'églantine. Un troisième portrait représentait
Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré; il tenait à la main
sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.
Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides
peintures; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer
grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité.
Fritz avait avec chacun d'eux un grand air de ressemblance, c'est-à-dire
les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d'une fossette, la
bouche bien fendue et l'air content de vivre.

Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait
d'une femme, la grand-mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche
entrouverte pour laisser voir les plus belles dents blanches qu'il soit
possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe
de velours bleu-de-ciel bordée de rose.
D'après cette peinture, le grand-père Frantz-Sépel avait dû faire bien
des envieux, et l'on s'étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour
le mariage.
Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées,
produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.
Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant
l'Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles,
les hautes portes d'armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le
buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et
jusqu'au parquet de chêne, palmé alternativement jaune et noir, tout
annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis
cent cinquante ans.
Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à
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