Lami Fritz | Page 5

Erckmann-Chatrian
il n'osera pas te prendre.»
Il le conduisit dans sa propre maison, où la table était dressée pour la
fête du Christ-Kind: l'arbre de Noël au milieu, sur la nappe blanche; et,
tout autour, le pâté, les küchlen saupoudrés de sucre blanc, le kougelhof
aux raisins de caisse, rangés dans un ordre convenable. Trois bouteilles
de vieux bordeaux chauffaient dans des serviettes, sur le fourneau de
porcelaine à plaque de marbre.
«Katel, va chercher un autre couvert, dit Kobus, en secouant la neige de
ses pieds; je célèbre ce soir la naissance du Sauveur avec ce brave
garçon, et si quelqu'un vient le réclamer... gare!»
La servante ayant obéi, le pauvre bohémien prit place, tout émerveillé
de ces choses. Les verres furent remplis jusqu'au bord, et Fritz s'écria:
«À la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le véritable Dieu des
bons coeurs!»
Dans le même instant Foux entrait. Sa surprise fut grande de voir le

zigeiner assis à table avec le maître de la maison. Au lieu de parler haut,
il dit seulement:
«Je vous souhaite une bonne nuit de Noël, monsieur Kobus.
--C'est bien; veux-tu prendre un verre de vin avec nous?
--Merci, je ne bois jamais dans le service. Mais connaissez-vous cet
homme, monsieur Kobus?
--Je le connais, et j'en réponds.
--Alors ses papiers sont en règle?» Fritz n'en put entendre davantage,
ses grosses joues pâlissaient de colère: il se leva, prit rudement le
wachtman au collet, et le jeta dehors en criant: «Cela t'apprendra à
entrer chez un honnête homme, la nuit de Noël!»
Puis, il vint se rasseoir, et, comme le bohémien tremblait:
«Ne crains rien, lui dit-il, tu es chez Fritz Kobus. Bois, mange en paix,
si tu veux me faire plaisir.» Il lui fit boire du vin de Bordeaux; et,
sachant que Foux guettait toujours dans la rue, malgré la neige, il dit à
Katel de préparer un bon lit à cet homme pour la nuit; de lui donner le
lendemain des souliers et de vieux habits, et de ne pas le renvoyer sans
avoir eu soin de lui mettre encore un bon morceau dans la poche. Foux
attendit jusqu'au dernier coup de la messe, puis il se retira; et le
bohémien, qui n'était autre que Iôsef, étant parti de bonne heure, il ne
fut plus question de cette affaire. Kobus lui-même l'avait oubliée,
quand, aux premiers jours du printemps de l'année suivante, étant au lit
un beau matin, il entendit à la porte de sa chambre une douce musique:
c'était la pauvre alouette qu'il avait sauvée dans les neiges, et qui venait
le remercier au premier rayon de soleil.
Depuis, tous les ans Iôsef revenait à la même époque, tantôt seul, tantôt
avec un ou deux de ses camarades, et Fritz le recevait comme un frère.
Donc Kobus revit ce jour-là son vieil ami le bohémien, ainsi que je
viens de vous le raconter; et quand la basse ronflante se tut, quand Iôsef,

lançant son dernier coup d'archet, leva les yeux, il lui tendit les bras
derrière les rideaux en s'écriant: «Iôsef!»
Alors le bohémien vint l'embrasser, riant en montrant ses dents
blanches, et disant:
«Tu vois, je ne t'oublie pas... la première chanson de l'alouette est pour
toi!
--Oui... et c'est pourtant la dixième année!» s'écria Kobus. Ils se
tenaient les mains et se regardaient, les yeux pleins de larmes. Et
comme les deux autres attendaient gravement, Fritz partit d'un éclat de
rire, et dit: «Iôsef, passe-moi mon pantalon.» Le bohémien ayant obéi,
il tira de sa poche deux thalers. «Voici pour vous autres, dit-il à Kopel
et à Andrès; vous pouvez aller dîner aux Trois-Pigeons, Iôsef dîne avec
moi.» Puis, sautant de son lit, tout en s'habillant il ajouta:
«Est-ce que tu as déjà fait ton tour dans les brasseries, Iôsef?
--Non, Kobus.
--Eh bien! dépêche-toi d'y aller; car, à midi juste la table sera mise.
Nous allons encore une fois nous faire du bon sang. Ha! ha! ha! le
printemps est revenu; maintenant, il s'agit de bien le commencer. Katel!
Katel!
--Alors je m'en vais tout de suite, dit Iôsef.
--Oui, mon vieux; mais n'oublie pas midi.» Le bohémien et ses deux
camarades descendirent l'escalier, et Fritz, regardant sa vieille servante,
lui dit avec un sourire de satisfaction: «Eh bien, Katel, voici le
printemps.... Nous allons faire une petite noce.... Mais attends un peu:
commençons par inviter les amis.»
Et se penchant à la fenêtre, il se mit à crier:
«Ludwig! Ludwig!»
Un bambin passait justement, c'était Ludwig, le fils du tisserand Koffel,

sa tignasse blonde ébouriffée et les pieds nus dans l'eau de neige. Il
s'arrêta le nez en l'air.
«Monte!» lui cria Kobus.
L'enfant se dépêcha d'obéir et s'arrêta sur le seuil, les yeux en dessous,
se grattant la nuque d'un air embarrassé.
«Avance donc... écoute! Tiens, voilà d'abord deux groschen.»
Ludwig prit
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