Lami Fritz | Page 4

Erckmann-Chatrian
petites lucarnes miroitantes, la
pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant; où l'on se croit

redevenu plus jeune, parce qu'une sève nouvelle court dans vos
membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois: le
pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les
gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.
De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les
laissaient retomber; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne,
refroidi par les glaces qui s'écoulent lentement à l'ombre des ravines,
remplissait de nouveau la chambre.
On entendait au loin, dans la rue, les commères rire entre elles, en
chassant à grands coups de balai la neige fondante le long des rigoles,
les chiens aboyer d'une voix plus claire, et les poules caqueter dans la
cour.
Enfin, c'était le printemps.
Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d'un
violon, pénétrant et doux comme la voix d'un ami que vous entendez
vous dire après une longue absence: «Me voilà, c'est moi!» le tira de
son sommeil, et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine
pour mieux entendre.
C'était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d'un
autre violon et d'une contrebasse; il chantait dans sa chambre derrière
ses rideaux bleus, et disait:
«C'est moi, Kobus, c'est moi, ton vieil ami! Je te reviens avec le
printemps, avec le beau soleil...--Écoute, Kobus, les abeilles
bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles
murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première
caille court dans les sillons.--Et je reviens t'embrasser!--Maintenant,
Kobus, les misères de l'hiver sont oubliées.--Maintenant, je vais encore
courir de village en village joyeusement, dans la poussière des chemins,
ou sous la pluie chaude des orages.--Mais je n'ai pas voulu passer sans
te voir, Kobus, je viens te chanter mon chant d'amour, mon premier
salut au printemps.»

Tout cela le violon de Iôsef le disait, et bien d'autres choses encore,
plus profondes: de ces choses qui vous rappellent les vieux souvenirs
de la jeunesse, et qui sont pour nous... pour nous seuls. Aussi le joyeux
Kobus en pleurait d'attendrissement.
Enfin, tout doucement, il écarta les rideaux de son lit, pendant que la
musique allait toujours, plus grave et plus touchante, et il vit les trois
bohémiens sur le seuil de la chambre, et la vieille Katel derrière, sous la
porte. Il vit Iôsef, grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le
menton allongé sur le violon avec sentiment, l'archet frémissant sur les
cordes avec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs,
laineux--recouverts du large feutre en loques--, tombant sur ses épaules
comme la toison d'un mérinos, et ses narines aplaties sur sa grosse lèvre
bleuâtre retroussée.
Il le vit ainsi, l'âme perdue dans sa musique; et, près de lui, Kopel le
bossu, noir comme un corbeau, ses longs doigts osseux, couleur de
bronze, écarquillés sur les cordes de la basse, le genou rapiécé en avant
et le soulier en lambeaux sur le plancher; et, plus loin, le jeune Andrès,
ses grands yeux noirs entourés de blanc, levés au plafond d'un air
d'extase.
Fritz vit ces choses avec une émotion inexprimable.
Et maintenant, il faut que je vous dise pourquoi Iôsef venait lui faire de
la musique au printemps, et pourquoi cela l'attendrissait.
Bien longtemps avant, un soir de Noël, Kobus se trouvait à la brasserie
du Grand-Cerf. Il y avait trois pieds de neige dehors. Dans la grande
salle, pleine de fumée grise, autour du grand fourneau de fonte, les
fumeurs se tenaient debout; tantôt l'un, tantôt l'autre s'écartait un peu
vers la table, pour vider sa chope, puis revenait se chauffer en silence.
On ne songeait à rien, quand un bohémien entra, les pieds nus dans des
souliers troués; il grelottait, et se mit à jouer d'un air mélancolique.
Fritz trouva sa musique très belle: c'était comme un rayon de soleil à
travers les nuages gris de l'hiver.

Mais derrière le bohémien, près de la porte, se tenait dans l'ombre le
wachtman Foux, avec sa tête de loup à l'affût, les oreilles droites, le
museau pointu, les yeux luisants, Kobus comprit que les papiers du
bohémien n'étaient pas en règle, et que Foux l'attendait à la sortie pour
le conduire au violon.
C'est pourquoi, se sentant indigné, il s'avança vers le bohémien, lui mit
un thaler dans la main, et, le prenant bras dessus bras dessous, lui dit:
«Je te retiens pour cette nuit de Noël; arrive!»
Ils sortirent donc au milieu de l'étonnement universel, et plus d'un
pensa: «Ce Kobus est fou d'aller bras dessus bras dessous avec un
bohémien; c'est un grand original.»
Foux, lui, les suivait en frôlant les murs. Le bohémien avait peur d'être
arrêté, mais Fritz lui dit:
«Ne crains rien,
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