Lami Fritz | Page 6

Erckmann-Chatrian
les deux groschen et les fourra dans la poche de son
pantalon de toile, en se passant la manche sous le nez, comme pour
dire:
«C'est bon!»
«Tu vas courir chez Frédéric Schoultz, dans la rue du Plat-d'Étain, et
chez M. le percepteur Hâan, à l'hôtel de la Cigogne... tu m'entends?
Ludwig inclina brusquement la tête.
«Tu leur diras que Fritz Kobus les invite à dîner pour midi juste.
--Oui, monsieur Kobus.
--Attends donc, il faut que tu ailles aussi chez le vieux rebbe David, et
que tu lui dises que je l'attends vers une heure, pour le café. Maintenant,
dépêche-toi!»
Le petit descendit l'escalier quatre à quatre; Kobus, de la fenêtre, le
regarda quelques instants remonter la rue bourbeuse, sautant par-dessus
les ruisseaux comme un chat. La vieille servante attendait toujours.
«Écoute, Katel, lui dit Fritz en se retournant, tu vas aller au marché tout
de suite. Tu choisiras ce que tu trouveras de plus beau en fait de
poisson et de gibier. S'il y a des primeurs, tu les achèteras, à n'importe
quel prix: l'essentiel est que tout soit bon! Je me charge de dresser la
table et de monter les bouteilles, ainsi ne t'occupe que de ta cuisine.
Mais dépêche-toi, car je suis sûr que le professeur Speck et tous les

autres gourmands de la ville sont déjà sur place, à marchander les
morceaux les plus délicats.

III
Après le départ de Katel, Fritz entra dans la cuisine allumer une
chandelle, car il voulait passer l'inspection de sa cave, et choisir
quelques vieilles bouteilles de vin, pour célébrer la fête du printemps.
Sa grosse figure exprimait le contentement intérieur; il revoyait déjà les
beaux jours se suivre à la file jusqu'en automne: la fête des asperges, les
parties de quilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg; les parties de
pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, la descente du Losser
en bateau, sous les ombres tremblotantes des grands ormes en
demi-voûte de la rive; et puis Christel, l'épervier sur l'épaule, lui disant:
«Halte!» près de la source aux truites, et tout à coup déployant son filet
en rond, comme une immense toile d'araignée, sur l'eau dormante, et le
retirant tout frétillant de poissons dorés. Il revoyait cela d'avance, et
bien d'autres choses: le départ pour la chasse au bois de hêtres, près de
Katzenbach; le char-à-bancs tout plein de joyeux compères, les hautes
guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecière au dos sur la
blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur la hanche, les fusils
doubles entre les genoux dans la paille: tout cela pêle-mêle. Les chiens,
attachés derrière, jappant, hurlant, se démenant; et lui, près du timon,
conduisant la voiture jusqu'à la maison du garde Roedig, et les laissant
partir, pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons et rafraîchir
le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs à la nuit, les uns la
gibecière vide, les autres soufflant dans la trompe. Tous ces beaux jours
lui passaient devant les yeux en allumant la chandelle: les moissons, la
cueillette du houblon, les vendanges, et il poussait de petits éclats de
rire: «Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien!»
Enfin il descendit, la main devant sa lumière, le trousseau de clefs dans
sa poche, un panier au bras.
En bas, sous l'escalier, il ouvrit la cave, une vieille cave bien sèche, les

murs couverts de salpêtre brillant comme le cristal, la cave des Kobus
depuis cent cinquante ans, où le grand grand-père Nicolas avait fait
venir pour la première fois du markobrunner, en 1715, et qui depuis,
grâce à Dieu, s'était augmentée d'année en année, par la sage
prévoyance des autres Kobus.
Il l'ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir, et se vit en face des deux
lucarnes bleues qui donnent sur la place des Acacias. Il passa lentement
près des petits fûts cerclés de fer, rangés sur de grosses poutres le long
des murs; et, les contemplant, il se disait:
«Ce gleiszeller est de huit ans, c'est moi-même qui l'ai acheté à la côte;
maintenant il doit avoir assez déposé, il est temps de le mettre en
bouteilles. Dans huit jours, je préviendrai le tonnelier Schweyer, et
nous commencerons ensemble. Et ce steinberg-là est de onze ans; il a
fait une maladie, il a filé, mais ce doit être passé... nous verrons ça
bientôt. Ah! voici mon forstheimer de l'année dernière, que j'ai collé au
blanc d'oeuf; il faudra pourtant que je l'examine; mais aujourd'hui je ne
veux pas me gâter la bouche; demain, après-demain, il sera temps.»
Et, songeant à ces choses, Kobus avançait toujours rêveur et grave.
Au premier tournant, et comme il allait entrer dans la seconde cave, sa
vraie cave, la cave des bouteilles, il s'arrêta pour moucher la chandelle,
ce qu'il fit avec
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