Lami Fritz | Page 3

Erckmann-Chatrian
de
l'autre--causant d'affaires, et se regardant avec ce plaisir que deux amis
éprouvent toujours à se voir, à s'entendre, à s'exprimer ouvertement
sans arrière-pensée, ce qu'on ne peut jamais faire avec des étrangers--à
peine étaient-ils ainsi, et dans un de ces moments où la conversation sur
les affaires du jour s'épuise, que la physionomie du vieux rebbe prenait
un caractère rêveur, puis s'animait tout à coup d'un reflet étrange, et
qu'il s'écriait:
«Kobus, connais-tu la jeune veuve du conseiller Roemer? Sais-tu que
c'est une jolie femme, oui, une jolie femme! Elle a de beaux yeux, cette
jeune veuve, elle est aussi très aimable. Sais-tu qu'avant-hier, comme je
passais devant sa maison, dans la rue de l'Arsenal, voilà qu'elle se
penche à la fenêtre et me dit: "Hé! c'est monsieur le rabbin Sichel; que
j'ai de plaisir à vous voir, mon cher monsieur Sichel!" Alors, Kobus,
moi tout surpris, je m'arrête et je lui réponds en souriant: "Comment un
vieux bonhomme tel que David Sichel peut-il charmer d'aussi beaux
yeux, madame Roemer? Non, non, cela n'est pas possible, je vois que
c'est par bonté d'âme que vous dites ces choses!" Et vraiment, Kobus,
elle est bonne et gracieuse, et puis elle a de l'esprit; elle est, selon les
paroles du Cantique des cantiques, comme la rose de Sârron et le
muguet des vallées», disait le vieux rabbin en s'animant de plus en plus.
Mais, voyant Fritz sourire, il s'interrompait en balançant la tête, et
s'écriait:
«Tu ris... il faut toujours que tu ries! Est-ce une manière de converser,
cela? Voyons, n'est-elle pas ce que je dis... ai-je raison?
--Elle est encore mille fois plus belle, répondait Kobus; seulement
raconte-moi le reste, elle t'a fait entrer chez elle, n'est-ce pas... elle veut

se remarier?
--Oui.
--Ah! bon, ça fait la vingt-troisième....
--La vingt-troisième que tu refuses de ma propre main, Kobus?
--C'est vrai, David, avec chagrin, avec grand chagrin; je voudrais me
marier pour te faire plaisir, mais tu sais....» Alors le vieux rebbe se
fâchait.
«Oui, disait-il, je sais que tu es un gros égoïste, un homme qui ne pense
qu'à boire et à manger, et qui se fait des idées extraordinaires de sa
grandeur. Eh bien! tu as tort, Fritz Kobus; oui, tu as tort de refuser des
personnes honnêtes, les meilleurs partis de Hunebourg, car tu deviens
vieux; encore trois ou quatre ans, et tu auras des cheveux gris. Alors tu
m'appelleras, tu diras: "David, cherche-moi une femme, cours, n'en
vois-tu pas une qui me convienne." Mais il ne sera plus temps, maudit
schaude, qui ris de tout! Cette veuve est encore bien bonne de vouloir
de toi!»
Plus le vieux rabbin se fâchait, plus Fritz riait.
«C'est cette manière de rire, criait David en se levant et balançant ses
deux mains près de ses oreilles, c'est cette manière de rire que je ne
peux pas voir: voilà ce qui me fâche! ne faut-il pas être fou pour rire de
cette façon?»
Et s'arrêtant:
«Kobus, disait-il en faisant une grimace de dépit, avec ta façon de rire,
tu me feras sauver de ta maison. Tu ne peux donc pas être grave une
fois, une seule fois dans ta vie?
--Allons, posché-isroel, disait Fritz à son tour, assieds-toi, vidons
encore un petit verre de ce vieux kirsch.
--Que ce kirschenwasser me soit poison, disait le vieux rebbe fort

dépité, si je reviens encore une fois chez toi! ta façon de rire est
tellement bête, tellement bête, que ça me tourne sur le coeur.»
Et la tête roide, il descendait l'escalier en criant: «C'est la dernière fois,
Kobus, la dernière fois!
--Bah! disait Fritz, penché sur la rampe et les joues épanouies de plaisir,
tu reviendras demain.
--Jamais!...
--Demain, David; tu sais, la bouteille est encore à moitié pleine.»
Le vieux rabbin remontait la rue à grands pas, marmottant dans sa
barbe grise, et Fritz, heureux comme un roi, renfermait la bouteille dans
l'armoire et se disait:
«Ça fait la vingt-troisième! Ah! vieux posché-isroel, m'as-tu fait du bon
sang!»
Le lendemain ou le surlendemain, David revenait à l'appel de Kobus;
ils se rasseyaient à la même table, et de ce qui s'était passé la veille, il
n'en était plus question.

II
Un jour, vers la fin du mois d'avril, Fritz Kobus s'était levé de grand
matin, pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s'était
recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le
duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses
paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à
différentes choses, et, de temps en temps, entrouvrait les yeux pour voir
s'il était bien éveillé.
Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges, où les
nuages s'en vont, où le toit en face, les
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