Laméricaine | Page 7

Jules Claretie
pas avare! disait Montgomery. Je conçois qu'on
jette les louis par les fenêtres, mais qu'on se les fasse râcler par le
râteau d'un croupier, je trouve cela absurde!
--Bah! le jeu est une sensation comme une autre, fit Bernière. Et il y en
a si peu, si peu!
--Vous trouvez?... Vous êtes bien heureux!...
--Pas du tout; je m'ennuie considérablement.
--Mariez-vous.
--A quoi bon?
--Mais dame! fit l'Américain. Ne fût-ce que pour avoir des enfants!
--Peuh!... La vie est un si petit cadeau à leur faire!... Et puis on est sûr
d'avoir une femme, on n'est pas certain d'avoir des enfants. Vous n'en
avez pas!
--Pardon, dit en riant M. Montgomery, j'ai une femme et qui est mon
enfant gâtée!
--Nous ne nous comprenons point, cher monsieur, dit Bernière, au seuil
du Casino. Vous êtes un homme d'action, moi un homme de doute....
--Mieux que ça, je crois: un déliquescent!
--Si vous voulez. Nous sommes tous un peu ainsi, en cette fin de
dix-neuvième!
--Tous?
--Tous ceux qui pensent!
--Qui ne pensent qu'à eux!...
--Cher monsieur Montgomery, je voudrais bien savoir où sont les gens

qui songent spécialement aux autres! Vous me citerez saint Vincent de
Paul: il est mort!
--Mais, est-ce que vous n'êtes pas un peu parent de M. de Solis?
--Je suis son cousin!
--Est-ce qu'il pensait même à lui, en allant au Tonkin faire des
observations sur le climat de ce diable de pays?
--Non.
--Est-ce qu'il se piquait d'être un décadent?
--Non. Mais vous me parlez d'une exception. C'est une exception, mon
cousin, un héros. Oui, ma parole! Elles confirment les règles, les
exceptions!
--Eh! cher monsieur, l'ambition de tout homme qui n'est pas un
imbécile, c'est d'être une exception!... Ah! si j'étais jeune et si j'étais
Français!...
--Eh bien?
--Eh bien!... Rien!... Les affaires de votre pays ne me regardent pas.
Allons voir les petits chevaux!... Passez!... Passez donc, cher monsieur!
--Non pas, je vous prie. Après vous!
--Après vous!
--Eh bien, dit Bernière en prenant le bras de l'Américain, mon cher
monsieur Montgomery, passons ensemble!

II
--Faites remettre ma carte; si M. Norton est chez lui, il me recevra!

Le valet à qui s'adressait cet ordre, donné d'un ton ferme où, sous une
politesse douce, se faisait sentir l'habitude du commandement, regarda
l'homme qui lui parlait. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune,
brun, mince, la barbe entière, taillée en pointe, la redingote serrée à la
taille: quelque officier en tenue bourgeoise et sans décoration à la
boutonnière.
Les valets, dans la villa normande de M. Richard Norton, habitués à
une marée de solliciteurs arrivant là, même à Trouville, au seuil de la
maison de l'Américain avec une vitesse et un fracas de mascaret, ne
voyaient que rarement dans l'antichambre des figures françaises, et
dans la réponse que fit au jeune homme le domestique après avoir
déposé sur un plateau d'argent la carte donnée, il y avait une nuance
toute particulière de respect.
--Si monsieur le marquis veut se donner la peine d'attendre!
Et le valet, qui venait de jeter un leste coup d'oeil sur la carte et d'y lire
un nom: Marquis de Solis, ouvrait cérémonieusement la porte d'un petit
salon du rez-de-chaussée donnant sur le vestibule et y introduisait le
marquis.
M. de Solis s'assit, et très étonné de trouver un tel cérémonial dans cette
façon de chalet luxueux, regarda autour de lui les tableaux accrochés
dans ce petit salon meublé comme un Trianon, blanc et or. Les maîtres
illustres y étaient représentés par quelque toile, une aquarelle ou un
morceau de choix. Mais ce n'était évidemment là que de petits
échantillons de la collection de Richard Norton, dont la galerie, à
New-York comme à Paris, était célèbre.
Le marquis entendait en même temps le valet appeler quelqu'un, dans
un cornet acoustique, du bas de l'escalier, pour savoir si M. Norton,
dont le cabinet de travail se trouvait évidemment au premier ou au
second étage, sur la mer, était visible.
M. de Solis avait, un moment, hésité à se présenter chez Norton, à
remuer tout à coup un passé qui lui était cher. Il l'aimait, ce Norton,
pour l'avoir connu là-bas, au Nouveau Monde, où M. de Solis était allé

étudier les vignes américaines, voulant essayer de défendre ce qui
pouvait être sauvé encore de la fortune de la marquise, sa mère. Libre,
célibataire, voyageur par goût et, depuis quelques années, par une sorte
de besoin physique et moral, comme s'il avait eu à secouer dans la
fièvre des déplacements, quelque obsession lassante, M. de Solis avait
trouvé peu d'hommes qui lui fussent plus sympathiques et qui, pour tout
dire, fussent, comme l'Américain, des hommes.
Et, par une ironique destinée, dans cet homme respecté, dans cet ami
dont le marquis emportait le souvenir à travers la vie, le hasard avait
voulu que
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 94
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.