Solis dût rencontrer l'être insolemment heureux, né
précisément pour lui prendre, sans le savoir, pour lui arracher la femme
aimée. Tout un roman inachevé, volontairement inachevé, dans le
déchirement du sacrifice, dans un monde de rêves finis, chassés, se
dressait là, tout à coup, pour Solis, lorsque le docteur lui avait annoncé
la présence, à Trouville, de Richard Norton et de celle qui s'appelait
mistress Norton.
Mme Norton! Elle portait un autre nom, lorsqu'il l'avait rencontrée, il y
a quatre années déjà, à New-York, chez M. Harley, son père, et lorsque,
dans les causeries de jeune homme à jeune fille, dans les confidences
irréfléchies, plus intimes chaque jour, il s'était laissé aller à avouer
presque à cette Sylvia--Sylvia! l'écho de ce nom était ce qui lui restait
de ce passé!--tout un amour grandissant, le seul amour vrai qu'il eût
éprouvé de sa vie. Et elle-même, cette Sylvia, ne semblait-elle pas
l'aimer? Ne le lui disait-elle point, dans la douceur du regard, dans la
pression plus lente du shake-hands, dans les paroles mêmes tombées de
cette bouche d'enfant rieuse et pourtant grave aussi? Comme il l'avait
aimée, dans sa fierté, dans ce calme un peu hautain qu'elle avait, dans
ces yeux, clairs comme une vague traversée du soleil, qu'elle fixait sur
lui comme pour lire en lui et qui, sous les sourcils, d'un blond chaud,
les cheveux fauves, le front pensif, luisaient avec une acuité étrange! Il
était résolu à en faire sa femme, si elle consentait et si M. Harley, le
banquier, voulait donner sa fille à un Français! De Sylvia, Georges de
Solis était sûr. Il n'avait qu'à parler, il allait parler, et voilà qu'une
dépêche alarmée, pressante, de Mme de Solis, rappelait tout à coup le
marquis en France. Il fallait que le fils revînt pour disputer à
l'acharnement féroce des créanciers la fortune des Solis.
Alors, le marquis rentrait au pays, luttait, arrachait aux griffes d'âpres
coquins ce que son père, affolé de spéculations malheureuses, pouvait
encore avoir laissé. Mais, devant les débris de cette fortune, suffisante
pour sa mère et pour lui, insuffisante pour la fille du banquier Harley, le
marquis n'osait plus laisser échapper la demande et l'aveu qui lui
brûlaient les lèvres. Il attendait, il comptait sur quelque hasard heureux,
et le temps passait, et, là-bas, Sylvia oubliait, sans doute, se croyant
oubliée, et, le jour où Solis apprenait que miss Harley devenait la
femme d'un autre, il partait, courant le monde, pour échapper à sa
propre pensée, à sa souffrance, comme une bête blessée qui fuit,
espérant secouer, en courant, la douleur de la blessure.
Mais on ne secoue que les gouttes de sang en ces fuites éperdues. Le
marquis avait promené sa tristesse et harassé sa curiosité à travers ces
voyages, missions de savant ou séjours qu'il s'imposait à lui-même dans
l'Extrême-Orient, il avait usé son temps, sa vie, mais rien en lui, rien
n'était cicatrisé! L'oubli n'était pas venu, et lorsque le docteur avait
parlé de Norton, un serrement de coeur rendait le marquis tout pâle.
Car il avait fallu, pour que la perte de cette Sylvia fût plus complète, il
avait fallu que l'homme qui avait fait d'elle sa femme fût précisément,
par une ironie mauvaise, un être qu'il avait aimé profondément, un de
ceux qui se donnent et à qui on se donne dès le premier regard, dans la
première poignée de main.
Solis ne se rappelait pas que Norton lui eût jamais parlé de miss Harley.
Et pourtant, liés intimement l'un à l'autre, ces deux hommes avaient
échangé bien des confidences, autrefois. Solis, recommandé à Richard
Norton par le représentant des États-Unis à Paris, ancien compagnon de
Norton, avait été l'hôte de Richard dans des établissements miniers que
le Français voulait étudier, et leurs relations, nées du hasard,
s'étaient--comme le fer s'aciérise au feu--changée en amitié dévouée,
complète, dans l'épreuve du péril.
Les sympathies vraies ne s'expliquent point, du reste. S'ils se fussent
vus pour la première fois dans un salon, ils se fussent aimés en
supposant qu'ils eussent pu causer, en toute liberté de coeur, comme,
là-bas, dans le tête à tête des journées longues où Norton expliquait et
Solis écoutait. Et le marquis s'en souvenait fort bien! Jamais Norton
n'avait laissé deviner qu'il connaissait miss Harley. Il ne la connaissait
peut-être pas alors! Il l'avait rencontrée depuis, il s'en était épris, il avait
demandé sa main....
Georges saurait les détails de tout cela, dès sa première causerie avec
Norton. Il avait comme une hâte fiévreuse à le revoir.
Le revoir?... Ou la revoir!
Il n'osait même pas se poser la question à lui-même. Mais, avec cette
faculté presque cruelle d'analyse intime qu'ont certaines âmes, il sentait
qu'il entrait plus de joie dans son envie de retrouver Norton et plus de
terreur dans son esprit de revoir Sylvia....
Il
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.