Laméricaine | Page 5

Jules Claretie
tiens! Ce bon Solis!
Mais la pensée même s'envolait, dans le plein air de ce beau jour, avec
la petite fumée bleue du cigare.
Et Bernière oublia bien vite son cousin en apercevant, venant de son
côté, sans ombrelle, les mains dans les poches et humant le vent de mer
avec la volupté d'un être bien portant qui aime à vivre, un homme gros
et gras, très rond, très rouge, les cheveux et les favoris grisonnants, qui
s'avançait vers lui, sans le voir.
--Tiens, monsieur Montgomery!
C'était bien lui, le mari de la belle Mme Montgomery, l'homme le plus
entouré, le plus envié, le plus jalousé de la plage, et portant
philosophiquement le poids de la beauté de sa femme.
--Ah! monsieur de Bernière! dit le gros petit homme en souriant. Eh
bien! qu'est-ce que vous faites là, Schopenhauër? Vous digérez, je parie!
Mais, désenchanté que vous êtes, est-ce que vous ne devriez pas vous
laisser mourir d'inanition, si la vie est une corvée?
--Une corvée, oui, mais curieuse! dit Bernière, en jetant son cigare
inachevé. Un spectacle souvent assommant, mais un spectacle! Vous
êtes bien quelquefois entré dans un théâtre où l'on joue une mauvaise

pièce?...
--Souvent, dit l'Américain, avec un grain d'accent saxon.
Il s'était assis près de Bernière, sur une chaise dont les pieds
s'enfonçaient dans le sable.
--Elle dure, cette pièce ennuyeuse, et l'on voudrait s'en aller! Mais on
reste, fit M. de Bernière.... On reste, on ne sait pas pourquoi.... Parce
qu'on y est, parce que, pour sortir, on ne veut déranger personne....
Voilà la vie, mon cher monsieur Montgomery!
--Oh! il y a bien quelques petits agréments autour! Vous avez, du reste,
raison, rien n'est assommant comme une comédie maussade. On nous
en a joué une hier au Casino!... Terrible! Et quels acteurs! Il y avait là
une comédienne qu'on nous donnait pour un premier prix du
Conservatoire!... En quelle année, bon Dieu?...
--Peut-être du temps de Talma!
--Et je suis resté... à cause de ma femme, qui ne veut jamais s'en aller,
qui veut toujours tout voir, qui n'est pas pessimiste, elle! Ah! non, par
exemple! Tout l'amuse! Tout, même moi!
--Ah! bah?... fit Bernière.
--Merci! dit rapidement l'Américain.
M. de Bernière essayait de corriger son Ah! bah?
--Je voulais dire....
--Oh! n'expliquez pas! fit Montgomery avec un flegme aimable.... Cela
vous étonne? Cela m'étonne moi-même d'être le mari de la plus jolie
femme de la colonie américaine. Une beauté... professionnelle!
--Oui, professional beauty! J'ai retenu de l'anglais de mon professeur
tout ce qui est devenu parisien. Mais, ajouta le jeune homme, il ne faut
pas traduire!

M. Montgomery sourit, acceptant la plaisanterie du boulevardier:
--Je comprends... oui.... Qui fait profession de beauté.... A Paris, on s'y
tromperait!
Il ajouta, froidement, dans son petit sourire singulier:
--Mais on ne s'y tromperait pas longtemps. Très aimable, Mme
Montgomery... très aimable... hors de chez elle! L'autre jour,
Papillonne... oui, Papillonne, du Figaro, a eu l'idée de raconter
l'histoire de notre mariage.... Très poétique, cette histoire!
--Vraiment?... fit M. de Bernière.
Montgomery s'inclina dans un léger salut.
--Merci encore!
Puis, comme le jeune homme, évidemment, voulait tenter encore de
rattraper son exclamation envolée:
--Oh! n'expliquez pas! répéta l'Américain. Divorcée d'avec un premier
mari.
--Mme Montgomery?
--Oui. Vous n'avez donc pas lu Papillonne?.... Je suis son second!...
Éprise de moi à cause de... mon Dieu! à cause de mon nom.
--C'est juste! Montgomery! dit M. de Bernière, en faisant sonner le nom
historique.
Mais Montgomery l'interrompit encore:
--Oh! n'insistez pas!... Il y a deux m en français! Montgommery! Un
seul à mon nom! C'est ce qui ennuie un peu Mme Montgomery.
--Vous pouvez vous en refaire mettre un.... Un m et un de....

--J'y ai songé. Mais ça se verrait....
--Oh! dit le jeune homme en riant, ça se voit tous les jours!
--Norton se moquerait de moi!
--Ah! oui, M. Norton!... Je regrette que mon cousin Solis ne soit plus là
pour parler de M. Norton. Il y a longtemps que l'on n'a parlé de M.
Norton.
--Vous le connaissez, M. Norton? dit Montgomery.
--Très peu! Comme on connaît les étrangers à Paris!
--Je vous ai vu chez lui, à la dernière soirée qu'il a donnée au Parc
Monceau!
--C'était la première fois que j'y allais. Superbe, l'inauguration de son
hôtel!... Un luxe et un goût! La serre surtout! Étonnante, la serre!... Un
bijou parisien vu à la lumière Edison!... Seulement on n'y parle pas
assez français. J'y ai vu des Turcs, des Persans, des Américains--mais
des Parisiens, j'en cherchais!...--Le plus Parisien, c'était encore un
Japonais... ou un Javanais, je ne sais pas au juste.... Ah ça! mais, cher
monsieur Montgomery, il y a un autre Norton, qui vient d'acheter un
Meissonier de huit cent mille francs à Philadelphie!
--C'est le faux Norton!
--Comment, le faux Norton?
--Oui... comme
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 94
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.