Laméricaine | Page 3

Jules Claretie
tout savoir sans avoir rien appris. On
n'a pas trop de tout une existence de travail pour arriver à se convaincre
qu'on ne sait rien! Et puis, quoi? je n'ai pas trouvé la femme qui... la
femme....

--Ah! je vous y prends! Vous cherchiez l'amour!
--Ou l'intérêt!...
--Vous, l'intérêt?... Jamais de la vie!
Le marquis de Solis, pendant ce bavardage léger, regardait, sans les
voir, les pêcheuses d'équilles, rapportant de la mer, leur pelle à la main,
ces longs poissons d'argent à tête de brochet, qui cachent leur tête dans
le sable, et les pêcheurs de crevettes, rentrant, leur filet sur l'épaule,
tandis que d'autres revenaient, se suivant, leurs paniers à l'épaule,
comme une longue et lente théorie de travailleurs.
Il regardait, mais sa pensée était ailleurs. Tout ce qui se disait là, près
de lui, semblait réveiller en lui des souvenirs, des sensations endormies,
galvaniser des douleurs mortes, et son visage fin, un peu triste, maigre
et pâli, avec un front légèrement dégarni, et une barbe noire en pointe,
ce visage de soldat pensif, prenait doucement une expression de rêverie
triste.
A cette songerie même, le marquis parut s'arracher pour demander au
docteur:
--Vous êtes donc d'avis qu'il y a toujours pour l'homme une femme
idéale, faite pour lui et qui présente l'incarnation même, la réalisation
de son rêve?
--Et je suis d'avis que pour tout homme il y en a même plusieurs,
répondit gaiement Fargeas.
--Bon. Mais pour les femmes? dit Bernière.
--Oh! pour les femmes! Demandez à Emilienne Delannoy.... Demandez
même à mistress Montgomery, qui est une honnête femme et qui a
pourtant déjà changé... d'idéal!...
--Mme Montgomery?
Et Bernière semblait attendre du docteur Fargeas une explication.

--Comment, docteur, la belle Mme Montgomery a... changé... comme
cela?
--Oh! légalement! Divorcée, la belle Mme Montgomery; mais, mon
cher Bernière, aussi honnête que peut l'être une femme....
--Qui n'aime pas son mari.
--Pourquoi Mme Montgomery n'aimerait-elle pas son mari?
--Parce qu'il n'a rien de... de l'idéal, parbleu!
--Ça dépend. On ne sait pas, fit gravement le médecin.
--Eh bien! si M. Montgomery, qui est courtaud et pataud, est l'idéal de
Mme Montgomery, qui, en effet, est admirablement belle, belle à
sculpter, à chanter, à peindre, tant pis pour nous, qui n'avons plus qu'à
nous désespérer.
--Ou à nous consoler avec Emilienne Delannoy, Fanny Richard ou
Marianne d'Hozier. Les débits de consolation ne manquent pas. C'est
comme les débits d'alcool, ça pullule.
--Et, demanda M. de Solis, cette belle Mme Montgomery, c'est?...
--Une admirable et capiteuse créature! répondit Bernière. Américaine,
comme toutes les femmes qui fournissent des épithètes de parfumeurs
aux chroniques. Et, depuis la saison, mettant Trouville en révolution...
en ébullition, si vous voulez!... Il n'y a sur le turf de la beauté--vous
voyez que je suis moderniste--de comparable à elle que la très belle
miss Arabella Dickson! Ah! qui est incomparable, celle-là!».... A
l'heure du bain de miss Arabella, on frète des barques à Deauville pour
aller regarder ses bras et lorgner sa nuque. Les voitures font prime à ce
moment psychologique-là! C'est très beau, d'ailleurs. Ça mérite d'être
vu!
--Et cette Mlle Dickson? demanda encore Solis.
--La fille d'un colonel. Très bel homme. N'ayant pas l'air de badiner. Un

Yankee. Un Mohican. Un type. Il paraît qu'il a joué du revolver, à la
tête de quelques cow-boys, contre les Indiens.... Comme Buffalo-Bill....
Je l'ai rencontré, l'autre jour, devant les petits chevaux au Casino. On
faisait cercle autour du trio Dickson, car il y a une mère. Très belle
aussi. Ils sont tous très beaux, ces Dickson. D'ailleurs--et Bernière
s'étalait avec une nonchalance affectée dans son tonneau d'osier--toute
cette race américaine humilie effroyablement nos décadences. Nous
avons l'air d'anémiés, comme dit le docteur, à côté de ces colosses en
pierre de taille. Voyez M. Norton!
--Norton? fit M. de Solis.
Le nom, brusquement, lui faisait retourner la tête, et il interrogeait
Bernière pour savoir de quel Norton son cousin pouvait bien parler.
--Mais de M. Norton, le richissime Norton, le milliardaire--pour être
plus récent, plus actuel.--Richard Hepworth Norton, le banquier, qui a
acheté l'hôtel de la duchesse d'Escard au parc Monceau et y a logé pour
sept ou huit millions de peintures, sans compter les téléphones!
Richard Norton! Ce nom, évidemment, réveillait chez le marquis tout
un monde de souvenirs. Il l'avait autrefois bien connu, ce Norton, à
New-York, et il le retrouvait à présent sur cette plage normande, après
quelle séparation et quelles traverses!
--Il est ici, Norton?...
--Là-bas, dit Fargeas. Son habitation est cette grande maison normande,
une des dernières vers les Roches Noires. On la voit d'ici.
Le marquis regardait non plus vers la mer maintenant, mais du côté de
cette longue ligne de constructions diverses, élégantes ou bizarres, qui,
comme des yeux avides de lumière et d'air, ouvrent leur fenêtres sur la
mer.
--Là-bas.... Voyez-vous?... Un vrai
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