Laméricaine | Page 2

Jules Claretie
un des maîtres en l'art de
guérir!
--Oh! un des maîtres!--- le savant hochait la tête.--La vérité est que je
suis peut-être parmi les médecins un des moins... malfaisants!
Bernière sourit et son ombrelle battit plus vite, comme pour applaudir.
--Malfaisant est joli! Un ban pour malfaisant!
--Non.... Mais, dit Fargeas, je suis sceptique en médecine... voilà ma
force! J'ai remarqué qu'à tout prendre il n'y a jamais de maladies réelles
que celles que l'on croit avoir!... Quand l'homme est réellement en
danger, il se figure qu'il n'a rien de grave. Cette ignorance de son mal le
rassure et il en guérit malgré le médecin! L'homme ou la femme est-il
malade imaginaire? Comme à tout propos le médecin est consulté,
alors... ah! alors, ça devient dangereux!
--Il n'y a donc à votre avis, demanda M. de Solis, que les maladies
qu'on croit avoir?
--Évidemment, comme il n'y a que les passions qu'on se figure
éprouver.

Le jeune Bernière, après avoir applaudi, se mit à protester.
--Oh! qu'on se figure!... qu'on se figure!... dit-il.
Le docteur Fargeas l'interrompit, et regardant ce joli garçon blond, frisé,
avec une mince moustache finement retroussée sur des lèvres un peu
pâles, et un monocle crispant, comme une hémiplégie, tout un côté de
sa face, tandis que l'autre restait calme, avec un petit oeil bleu perçant:
--Mais parfaitement, dit le médecin. Voyons, tenez: Quel âge
avez-vous?
--Vingt-huit ans.
--Et, à vingt-huit ans, vous croyez avoir eu des passions?
--Beaucoup! fit Bernière.
--Êtes-vous joueur?
--Peu!
--Bibliophile?
--Médiocrement.... Je coupe les volumes avec mes doigts! Ainsi!...
--Avare? Je vous demande pardon....
--Papa me trouve prodigue, répondit Bernière, mais la petite
Emilienne.... Emilienne Delannoy... non... elle... tout le contraire! Non,
je ne suis pas avare!
--Alors, vous n'avez pas de passions! dit Fargeas, ni les chevaux, ni le
jeu, ni les femmes... pas même la petite....
--Emilienne (des Bouffes)....
--Pas même Emilienne Delannoy ne sont des passions! Des occupations,
oui! Des délassements!... Soit!

--Heu! heu! fit le jeune homme, l'air profondément ennuyé, revenu de
tout. Des délassements? Quelquefois!
--Rarement, je le sais bien, accentua le docteur. Mais des passions, non!
Vous voyez bien vous-même.... Vous dites: «Heu! heu!» Une passion,
mais cela vous prend corps et âme, vous tient, vous tord, vous absorbe,
vous tue lentement et pourtant vous fait vivre!... J'ai connu deux
hommes seulement qui avaient eu ce qu'on appelle une passion, mais
une vraie, une absolue passion! L'un était un brave garçon qui cherchait
le moyen d'abolir la misère.... Il est mort fou! L'autre était un vieux
sculpteur raté qui passa sa vie à sculpter des noix de coco, certain de
tailler là-dedans un chef-d'oeuvre.... Il est mort idiot!... Et ce n'est pas
plus bête de s'affoler pour un beau rêve ou de s'abrutir sur un pareil
travail que de perdre sa vie pour une femme!
Bernière écoutait Fargeas en souriant, comme il eût prêté l'oreille à un
air de bravoure ou à une conférence; mais il n'en semblait pas fort ému.
Il répondit de sa voix lente et lassée:
--Mon cousin Solis est cependant là, docteur, pour vous prouver qu'il
peut y avoir d'autres passions que celle des noix de coco!
--Comment?
--Dame! une noble passion: celle des voyages.
--Et vous voyez bien que M. de Solis ne l'éprouvait pas complètement...
entièrement... jusqu'à en mourir, la passion des voyages, puisqu'il est
revenu!
--C'est qu'on se lasse de tout, docteur! répondit le marquis de Solis qui,
machinalement, traçait sur le sable de la plage, une carte quelconque,
chimérique, sans doute.
Le docteur Fargeas eut presque un éclat de rire triomphant:
--On se lasse de tout. Voilà! Eh bien! mais, je ne dis pas autre chose,

moi!
--Alors, à votre avis, demanda le marquis, l'amour?
--Oh! je n'y crois pas, fit Bernière.
--J'y crois, moi, au contraire, dit Fargeas, j'y crois... comme à la
médecine! Je crois aux faits. A l'amour de la femme pour le mari qui la
rend heureuse, du mari pour la femme qui le rend fier, de la mère et du
père pour l'enfant.... Je crois à tous les amours accompagnés d'un
qualificatif... amour conjugal... filial... paternel... ce que vous voudrez....
Je crois à l'amour-propre surtout! Mais je ne crois pas à l'amour sans
épithète!... Cet amour-là n'est qu'un farceur.... Il prétend qu'il n'a que
des ailes.... Allons donc! Il a des pattes... et des griffes!...
--C'est-à-dire, fit M. de Solis, qu'à ramener votre théorie à la pratique, il
n'y a pour tout homme d'autre passion que celle de son foyer et d'autre
salut que le mariage?
--Voilà! répéta Fargeas, joyeusement.
M. de Bernière crut bien embarrasser le médecin:
--Alors, docteur, pourquoi ne vous êtes-vous pas marié, vous?
--Moi? Parce que j'avais une passion....
--La science?
--Parfaitement.
--Vous n'y croyez pas! dit le jeune homme.
Fargeas haussait les épaules.
--Il y a tant d'imbéciles qui croient
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