Lalouette du casque | Page 5

Eugène Süe
dans ses bras, entre son père et son mari, savaient que plus d'une
fois ses avis, d'une sagesse profonde, avaient, comme ceux de nos
mères, prévalu dans les conseils des chefs; ils regardaient enfin comme
d'un bon augure pour les armes gauloises la présence de cette jeune
femme, élevée dans la science mystérieuse des druidesses. Ils la
supplièrent, après la mort de son père et de son mari, de ne pas
abandonner l'armée, lui déclarant, dans leur naïve affection, que son fils
Victorin serait désormais le fils des camps, et elle la mère des camps.
Victoria, touchée de tant d'attachement, resta au milieu des troupes,
conservant sur les chefs son influence, les dirigeant dans le
gouvernement de la Gaule, s'occupant d'élever virilement son fils, et
vivant aussi simplement que la femme d'un officier.
Peu de temps après la mort de son mari, ma soeur de lait m'avait
déclaré qu'elle ne se remarierait jamais, voulant consacrer sa vie toute
entière à Victorin... Le dernier et fol espoir que j'avais, malgré moi,
conservé en la voyant veuve et libre, s'évanouit: la raison me vint avec

l'âge; oubliant mon malheureux amour, je ne songeai plus qu'à me
dévouer à Victoria et à son enfant. Simple cavalier dans l'armée, je
servais de secrétaire à ma soeur de lait; souvent elle me confiait
d'importants secrets d'État, et parfois me chargeait de messages de
confiance.
J'apprenais à Victorin à monter à cheval, à manier la lance et l'épée; je
le chéris bientôt comme mon fils: on ne pouvait voir un plus aimable,
un plus généreux naturel. Il grandit ainsi au milieu des soldats, qui
s'attachèrent à lui par les mille liens de l'habitude et de l'affection. À
quatorze ans, il fit ses premières armes contre les Franks, devenus pour
nous d'aussi dangereux ennemis que l'avaient été les Romains... Je
l'accompagnai: sa mère, à cheval, entourée d'officiers, resta, en vraie
Gauloise, sur une colline d'où l'on découvrait le champ de bataille où
combattait son fils... Il se comporta bravement et fut blessé. Ainsi
habitué jeune à la vie de guerre, de grands talents militaires se
développèrent en lui: intrépide comme le plus brave des soldats, habile
et prudent comme un vieux capitaine, généreux autant que sa bourse le
lui permettait, gai, ouvert, avenant à tous, il gagna de plus en plus
l'attachement de l'armée. Les éloges que lui donne un historien
contemporain (Trébellius Pollion) sont tellement magnifiques, qu'en
faisant à l'exagération une large part, Victorin resterait encore un
homme très éminent, qui partagea bientôt son adoration entre lui et sa
mère... Vint enfin le jour où la Gaule, déjà presque indépendante,
voulut partager avec Rome le gouvernement de notre pays; le pouvoir
fut alors divisé entre un chef gaulois et un chef romain: Rome choisit
Posthumus, et nos troupes acclamèrent d'une voix Victorin comme chef
de Gaule et général de l'armée. Peu de temps après, il épousa une jeune
fille dont il était aimé... Malheureusement elle mourut après une année
de mariage, lui laissant un fils. Victoria, devenue aïeule, se voua à
l'enfant de son fils comme elle s'était vouée à celui-ci.
Ma première résolution avait été de ne jamais me marier; cependant je
fus à peu séduit par la grâce modeste et par les vertus de la fille d'un
centenier de notre armée; c'était ta mère Ellèn que j'ai épousée il y a
cinq ans, mon enfant.

Telle a été ma vie jusqu'à aujourd'hui, où je commence le récit qui va
suivre.
Ce que je vais raconter s'est passé il y a huit jours. Ainsi donc, afin de
préciser la date de ce récit pour notre descendance, il est écrit dans la
ville de Mayence, défendue par notre camp fortifié des bords du Rhin,
le cinquième jour du mois de juin, ainsi que disent les Romains, la
septième année du principal de Posthumus et de Victorin en Gaule,
deux cent soixante-sept ans après la mort de Jésus de Nazareth, crucifié
à Jérusalem sous les yeux de notre aïeule Geneviève.
Le camp gaulois, composé de tentes et de baraques légères, mais
solides, avait été massé autour de Mayence, qui le dominait. Victoria
logeait dans la ville; j'occupais une petite maison à peu de distance de
la sienne.
Le matin du jour dont je parle, je me suis éveillé à l'aube, laissant ma
bien-aimée femme Ellèn encore endormie. Je la contemplai un instant:
ses longs cheveux dénoués couvraient à demi son sein; sa tête, d'une
beauté si douce, reposait sur l'un de ses bras replié, tandis qu'elle
étendait l'autre sur ton berceau, mon enfant, comme pour te protéger,
même pendant son sommeil... J'ai, d'un baiser, effleuré votre front à
tous deux, de crainte de vous réveiller; il m'en a coûté de ne pas vous
embrasser tendrement, à plusieurs reprises; je partais pour une
expédition aventureuse; il se pouvait que le
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