Lalouette du casque | Page 4

Eugène Süe
champ de bataille de
Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nous avions été,
du temps de César, dépouillés par la conquête. Ces terres étaient au
pouvoir d'une famille romaine; des colons, fils de Gaulois Bretons de
notre ancienne tribu, autrefois réduits à l'esclavage, exploitent ces terres
pour ceux-là dont les ancêtres les avaient dépossédés. La fille de l'un de
ces colons aima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène;
c'était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeule Margarid,
femme de Joël, offrait le modèle accompli. Elle suivit mon père lorsque
sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici sur les bords du Rhin, où je
suis né, dans le camp fortifié de Mayence, ville militaire, occupée par
nos troupes. Le chef de la légion où servait mon père était fils d'un
laboureur; son courage lui avait valu ce commandement. Le lendemain
de ma naissance, la femme de ce chef mourait en mettant au monde une
fille... une fille... qui, peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison,
règnera sur le monde, comme elle règne aujourd'hui sur la Gaule; car,

aujourd'hui, à l'heure où j'écris ceci, VICTORIA, par la juste influence
qu'elle exerce sur son fils VICTORIN et sur notre armée, est de fait
impératrice de la Gaule.
Victoria est ma soeur de lait; son père, devenu veuf, et appréciant les
mâles vertus de ma mère, la supplia de nourrir cette enfant; aussi, elle
et moi, avons-nous été élevés comme frère et soeur: à cette fraternelle
affection, nous n'avons jamais failli... Victoria, dès ses premières
années, était sérieuse et douce, quoiqu'elle aimât le bruit des clairons et
la vue des armes. Elle devait être un jour belle, de cette auguste beauté,
mélange de calme, de grâce et de force, particulière à certaines femmes
de la Gaule. Tu verras des médailles frappées en son honneur dans sa
première jeunesse; elle est représentée en Diane chasseresse, tenant un
arc d'une main et de l'autre un flambeau. Sur une dernière médaille,
frappée il y a deux ans, Victoria est figurée avec Victorin, son fils, sous
les traits de Minerve accompagnée de Mars [2]. À l'âge de dix ans, elle
fut envoyée par son père dans un collège de druidesses. Celles-ci,
délivrées de la persécution romaine, par la renaissance de la liberté des
Gaules, élevaient des enfants comme par le passé.
Victoria resta chez ces femmes vénérées jusqu'à l'âge de quinze ans;
elle puisa dans leurs patriotiques et sévères enseignements un ardent
amour de la patrie et des connaissances sur toutes choses: elle sortit de
ce collège instruite des secrets du temps d'autrefois, et possédant, dit-on,
comme Velléda et d'autres druidesses, la prévision de l'avenir. À cette
époque, la virile et fière beauté de Victoria était incomparable...
Lorsqu'elle me revit, elle fut heureuse et me le témoigna; son affection
pour moi, son frère de lait, loin de s'affaiblir pendant notre longue
séparation, avait augmenté.
Ici, mon enfant, je veux, je dois te faire un aveu, car tu ne liras ceci que
lorsque tu auras l'âge d'homme: dans cet aveu, tu trouveras un bon
exemple de courage et de renoncement.
Au retour de Victoria, si belle de sa beauté de quinze ans, j'avais son
âge; je devins, quoique à peine adolescent, follement épris d'elle; je
cachai soigneusement cet amour, autant par timidité que par suite du
respect que m'inspirait, malgré le fraternel attachement dont elle me

donnait chaque jour des preuves, cette sérieuse jeune fille, qui
rapportait du collège des druidesses je ne sais quoi d'imposant, de
pensif et de mystérieux. Je subis alors une cruelle épreuve. À quinze
ans et demi, Victoria, ignorant mon amour (qu'elle doit toujours
ignorer), donna sa main à un jeune chef militaire... Je faillis mourir
d'une lente maladie, causée par un secret désespoir. Tant que dura pour
moi le danger, Victoria ne quitta pas mon chevet; une tendre soeur ne
m'eût pas comblé de soins plus dévoués, plus délicats... Elle devint
mère... et quoique mère, elle accompagnait à la guerre son mari, qu'elle
adorait. À force de raison, j'étais parvenu à vaincre, sinon mon amour,
du moins ce qu'il y avait de violent, de douloureux, d'insensé dans cette
passion; mais il me restait pour ma soeur de lait un dévouement sans
bornes; elle me demanda de demeurer auprès d'elle et de son mari,
comme l'un des cavaliers qui servent ordinairement d'escorte aux chefs
gaulois, et écrivent ou portent leurs ordres militaires; j'acceptai. Ma
soeur de lait avait dix-huit ans à peine, lorsque, dans une grande
bataille contre les Franks, elle perdit le même jour son père et son
mari... Restée veuve avec son enfant, pour qui elle prévoyait de
glorieuses destinées, vaillamment réalisées aujourd'hui. Victoria ne
quitta pas le camp. Les soldats, habitués à la voir au milieu d'eux, son
fils
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