Lalouette du casque | Page 3

Eugène Süe
pénétrer dans notre pays, prêchée par des apôtres
voyageurs; la haine contre l'oppression étrangère redouble: attaqués en
Gaule de toutes parts, harcelés de l'autre côté du Rhin par
d'innombrables hordes de Franks, guerriers barbares, venus du fond des
forêts du Nord, en attendant le moment de fondre à leur tour sur la
Gaule, les Romains capitulent avec nous; nous recueillons enfin le fruit
de tant de sacrifices héroïques! Le sang versé par nos pères depuis trois
siècles a fécondé notre affranchissement, car elles étaient prophétiques
ces paroles du chant du Chef des cent vallées:
«Coule, coule, sang du captif! Tombe, tombe, rosée sanglante! Germe,
grandis, moisson vengeresse!...»
Oui, mon enfant, elles étaient prophétiques ces paroles; car c'est en
chantant ce refrain que nos pères ont combattu et vaincu l'oppression
étrangère. Enfin, Rome nous rend une partie de notre indépendance;
nous formons des légions gauloises, commandées par nos officiers; nos
provinces sont administrées par des gouverneurs de notre choix. Rome
se réserve seulement le droit de nommer un principat des Gaules, dont
elle sera suzeraine; on accepte en attendant mieux; ce mieux ne se fait

pas attendre. Épouvantés par nos continuelles révoltes, nos tyrans
avaient peu à peu adouci les rigueurs de notre esclavage; la terreur
devait obtenir d'eux ce qu'ils avaient impitoyablement refusé au bon
droit, à la justice, à la voix suppliante de l'humanité: il ne fut plus
permis au maître, comme du temps de notre aïeul Sylvest et de
plusieurs de ses descendants, de disposer de la vie des esclaves, comme
on dispose de la vie d'un animal. Plus tard, l'influence de la terreur
augmentant, le maître ne put infliger des châtiments corporels à son
esclave que par l'autorisation d'un magistrat. Enfin, mon enfant, cette
horrible loi romaine, qui, du temps de notre aïeul Sylvest et des sept
générations qui l'ont suivi, déclarait les esclaves hors de l'humanité,
disant dans son féroce langage, que l'esclave n'existe pas, qu'il N'A
PAS DE TÊTE (non caput habet, selon le langage romain), cette
horrible loi, grâce à l'épouvante inspirée pas nos révoltes continuelles,
s'était à ce point modifiée, que le code Justinien proclamait ceci:
«La liberté est le droit naturel; c'est le droit des gens qui a créé la
servitude; il a créé aussi l'affranchissement, qui est le retour à la liberté
naturelle.»
Ainsi donc, mon enfant, grâce à nos insurrections sans nombre,
l'esclavage était remplacé par le colonat, sous le régime duquel ont
vécu notre bisaïeul Justin et notre aïeul Aurel; c'est-à-dire qu'au lieu
d'être forcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains, les
terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête, les colons
avaient une petite part dans le produits de la terre qu'ils faisaient valoir.
On ne pouvait plus les vendre, comme des animaux de labour, eux et
leurs enfants; on ne pouvait plus les torturer ou les tuer; mais ils étaient
obligés, de père en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la
même propriété. Lorsqu'elle se vendait, ils passaient au nouveau
possesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, la condition
des colons s'améliora davantage encore: ils jouirent de leurs droits de
citoyens. Lorsque les légions gauloises se formèrent, les soldats dont
elles furent composées redevinrent complètement libres. Mon père Ralf,
fils de colon, regagna ainsi sa liberté; et moi, fils de soldat, élevé dans
les camps, je suis né libre, et je te lèguerai cette liberté, comme mon
père me l'a léguée.

Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoir eu connaissance des
souffrances de nos aïeux, esclaves pendant sept générations, tu
comprendras la sagesse des voeux de notre aïeul Joël, le brenn de la
tribu de Karnak; tu verras combien justement il espérait que notre
vieille race gauloise, en conservant pieusement le souvenir de sa
bravoure et de son indépendance d'autrefois, trouverait dans son
horreur de l'oppression romaine la force de la briser.
Aujourd'hui que j'écris ces lignes, j'ai trente-huit ans; mes parents sont
morts depuis longtemps: Ralf, mon père, premier soldat d'une de nos
légions gauloises, où il avait été enrôlé à dix-huit ans dans le midi de la
Gaule, est venu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l'armée; il
a été de toutes batailles contre les Franks, ces hordes féroces, qui,
attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sont campés de
l'autre côté du Rhin, toujours prêts à l'invasion.
Il y a près de quarante ans, on craignit en Bretagne une descente des
insulaires d'Angleterre: plusieurs légions, parmi lesquelles se trouvait
celle de mon père, furent envoyées dans ce pays. Pendant plusieurs
mois, il tint garnison dans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le
berceau de notre famille. Ralf, s'étant fait lire par un ami les récits de
nos ancêtres, alla visiter avec un pieux respect le
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