Depuis lors ces réchauds étaient
demeurés froids, aussi froids que le vieux négociant lui-même.
Tout, d'ailleurs, dans ce vieux logis, avait un air de vétusté glacée. Les
griffons noir et or qui supportaient les candélabres, tenant des boules
noires et des chaînes d'or dans leurs gueules, montraient une mine
piteuse qui semblait demander grâce pour une attitude si gênante et
qu'ils gardaient depuis si longtemps. On voyait bien qu'à leur âge ils ne
se sentaient plus le coeur de jouer à la balle. Ils secouaient leurs chaînes
comme pour protester qu'ils avaient bien acquis le droit d'être libres. Et,
cependant, ils demeuraient enchaînés à la même place, devant les
mêmes objets qu'ils regardaient avec tant d'ennui, depuis tant d'années,
et rien ne changeait dans l'antique maison, rien que les maîtres!
Justement cette matinée d'été vit un événement aussi surprenant que la
découverte d'un nouveau monde par le vieux Colomb. Le ciel, à force
de regarder d'en haut, découvrit le Carrefour des Écloppés. La lumière
et la chaleur y pénétrèrent. Un rayon s'en vint jouer sur un portrait de
femme suspendu au-dessus de la cheminée et qui composait, avec le
portrait de Pebblesson l'oncle, la seule décoration de la salle à manger
de Wilding.
Wilding contemplait cette peinture.
--Ma mère à vingt-cinq ans,--se disait-il.
Et ses yeux suivaient avec ravissement ce rayon béni.... Il pensait qu'il
avait accroché là cette toile afin que les visiteurs pussent admirer sa
mère dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Quant à un autre
portrait qui avait été fait de la morte, alors qu'elle avait cinquante ans, il
l'avait mis dans sa chambre à coucher comme un souvenir avec lequel il
voulait toujours vivre....
--Quoi! c'est vous, Jarvis,--dit-il.
Ces mots s'adressaient à un de ses commis qui venait de passer la tête
par la porte entre-baillée.
--Oui,--répliqua Jarvis,--je voulais seulement vous dire, monsieur, qu'il
va être dix heures et que plusieurs femmes attendent dans le bureau.
--Mon Dieu!--s'écria Wilding, qui rougit et qui pâlit en même
temps,--sont-elles vraiment plusieurs?... J'aurais mieux fait de les faire
introduire quand il n'y en avait qu'une ou deux. Je les recevrai donc,
chacune à son tour, Jarvis, dans l'ordre de leur arrivée.
Ce disant, il se retrancha derrière la table, s'enfonça bien dans son
fauteuil, et mit devant lui un grand encrier, puis il donna l'ordre
d'introduire les postulantes.
Il lui arriva ce qui doit arriver en semblable circonstance à tout
célibataire connu pour être à son aise. Wilding vit défiler devant lui
l'espèce ordinaire des femmes répugnantes et l'ordinaire espèce des
femmes trop sympathiques. La première qui se présenta fut la veuve
d'un boucanier déterminée à s'emparer de lui quand même; elle
étreignait son parapluie sous son bras comme si elle se fût imaginée
que ce parapluie était Walter Wilding lui-même et qu'elle le tenait déjà
dans ses serres. Vinrent ensuite plusieurs de ces vieilles filles qui «ont
vu de meilleurs jours» et qui arrivent armées de certificats cléricaux
attestant que la théologie ne leur est point étrangère; puis ce fut le tour
des demoiselles, qui s'offraient à Wilding pour l'épouser sans façon. Il
vint encore des femmes de charge de profession, aux allures militaires,
qui lui firent subir un interrogatoire en règle sur ses moeurs et ses
habitudes; de languissantes malades pour qui la question des gages
n'était que secondaire et qui recherchaient surtout le confort d'un
hospice particulier; de sensibles créatures qui éclataient en pleurs dès
que Wilding leur adressait une question et auxquelles il dut faire boire
plusieurs verres d'eau sucrée pour les apaiser, etc.
Le courage de Wilding allait lui manquer quand une nouvelle venue se
présenta.
C'était une femme de cinquante ans environ, bien qu'à certains
moments elle parût plus jeune, par exemple quand elle souriait. Sa
figure avait une remarquable expression de gaieté placide, qui semblait
indiquer une égalité de caractère toujours bien rare. On n'aurait pu
désirer une attitude meilleure ni mieux soutenue; et il n'était pas
jusqu'au son de sa voix qui ne fût en parfaite harmonie avec la réserve
de ses manières. Wilding acheva d'être séduit, lorsqu'à la question
suivante qu'il lui fit avec douceur:--Quel nom inscrirai-je, madame?
Elle répondit:--Je me nomme Sarah Goldstraw. Mon mari est mort
depuis de longues années. Je n'ai pas d'enfants.
Cette voix frappa si agréablement l'oreille de Wilding, tandis qu'il
prenait ses notes, qu'il ne se hâta point de les prendre et qu'il pria
Madame Goldstraw de lui répéter son nom. Lorsqu'il releva la tête, le
regard de l'étrangère venait de se promener autour de la chambre et
retournait vers lui.
--Vous m'excuserez de vous adresser encore quelques questions?--fit
Wilding.
--Certainement, monsieur, si je ne voulais pas être interrogée, je
n'aurais rien à faire ici.
--Avez-vous déjà rempli les fonctions de femme de charge?
--Une fois seulement. J'ai servi une dame qui était
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