Labîme | Page 7

Wilkie Collins
à la fois à un paillasson et à la peau d'un
rhinocéros.
--.... Quant à la même nourriture et au même logement, Monsieur
Wilding, mon jeune maître...--dit-il, en entrant, d'un ton bourru.
--Quoi! Joey....
--Eh bien! s'il faut parler pour moi, Monsieur Wilding... et jamais je
n'ai parlé ni ne parlerai pour d'autres que pour moi,... je n'ai aucun
besoin, ni d'être nourri, ni d'être logé. Si cependant vous désirez me
loger et me nourrir, soit... je puis manger comme tout le monde et je me
soucie moins de l'endroit où je mangerai que de ce qu'on me fera
manger, ne vous en déplaise. Est-ce que tous vos employés vont aussi
vivre chez vous, mon jeune maître? Les deux autres garçons de cave,
les trois porteurs, les deux apprentis, les hommes de journée... tout le
monde?
--Oui, Joey... et j'espère que nous formerons une famille unie.
--Bon,--dit Joey,--je l'espère pour eux.
--Pour eux?... Dites aussi pour nous.

Joey Laddle secoua la tête.
--Ne comptez pas trop sur moi pour cela, Monsieur Wilding, mon jeune
maître. Ce n'est pas à mon âge, et après les circonstances qui ont formé
mon caractère, qu'on se prend tout d'un coup à aimer la société.
Lorsque Pebblesson Neveu me disaient: «Joey, tâche donc de prendre
une figure plus enjouée,» je leur ai souvent répondu: «C'est bon à vous
qui êtes accoutumés à boire le vin, d'avoir un visage gai. Moi je ne fais
que le respirer par les pores de ma peau. Pris de cette façon, il agit
différemment. Autre chose, messieurs, de remplir vos verres dans une
bonne salle à manger, bien chaude, en poussant un Hip hurrah!
vigoureux et en portant des toasts aux convives; autre chose de s'en
remplir soi-même par les pores et par les poumons, au fond d'une cave
basse et noire et dans une atmosphère moisie.» Je disais cela à
Pebblesson Neveu. Ah! Monsieur Wilding, mon jeune maître, j'ai été
garçon de cave toute ma vie, j'ai appliqué toute mon intelligence au
travail, et me voilà aussi abruti qu'un homme peut l'être. Allez! vous ne
trouverez pas plus abruti que moi. Vous ne trouverez pas non plus mon
égal en humeur noire. Chantez, videz gaiement vos verres. On dit que
chaque goutte que vous répandez sur vous efface une ride... je ne dis
pas non. Mais essayez de humer le vin par vos pores quand vous n'en
avez pas besoin. Et vous verrez.
--Je suis désolé de ce que vous me dites, Joey,--répondit Wilding.--Et
moi qui avais espéré que vous réuniriez une classe de chant dans cette
maison.
--Moi, monsieur!... Monsieur Wilding, mon jeune maître, vous ne
prendrez pas Joey Laddle à s'occuper d'harmonie! Une machine à
avaler, monsieur, c'est tout ce que je puis être en dehors de mes caves!
L'estomac n'est pas mauvais. Cependant, je vous remercie, puisque
vous pensez que je vaux la peine que vous voulez prendre en me faisant
vivre chez vous.
--Je le veux, Joey.
--N'en parlons plus, monsieur. C'est dit.... Mais, monsieur, n'êtes-vous
pas sur le point de prendre le jeune George Vendale comme associé

dans cette maison?
--Oui.
--Un changement de plus. Au moins ne changez pas encore la raison
sociale. Ne faites pas cela. Vous l'avez déjà fait une fois. Et je vous le
demande, n'aurait-il pas mieux valu conserver «Pebblesson et Co.», qui
avaient toujours eu de la chance? On ne doit point risquer de changer la
chance quand elle est bonne.
--Je ne modifierai point la raison sociale, Joey.
--Je suis content de l'apprendre, Monsieur Wilding, et je vous souhaite
le bonjour. Mais vous auriez certainement mieux fait de conserver
«Pebblesson et Co.» Vous auriez mieux fait.

La femme de charge entre.
Le lendemain, Walter Wilding était assis dans la salle à manger, prêt à
recevoir les postulantes à ces hautes fonctions de femme de charge qu'il
allait créer dans sa maison. Cette salle était une pièce entièrement
boisée, parquetée de chêne, avec un tapis de Smyrne fort usé, le meuble
était en acajou noir, un vieux serviteur de meuble qui avait connu plus
d'une fois le baiser réparateur du vernis sous Pebblesson. Le grand
buffet avait vu bien des dîners d'affaires que Pebblesson Neveu ne
marchandait pas à sa clientèle, ayant pour principe qu'un bon
commerçant ne doit jamais hésiter à donner libéralement un oeuf pour
recevoir un boeuf. Trois grands réchauds dormaient sur la grande
cheminée qu'ils couvraient presque tout entière en compagnie d'une
cave à vins qui affectait la forme d'un sarcophage, et qui avait, en effet,
dans son temps, enseveli bien des liqueurs. Mais le vieux célibataire
rubicond, en grande perruque à marteau, dont le portrait était accroché
à la muraille, au-dessus de ce majestueux buffet; et qu'on pouvait
reconnaître pour Pebblesson (pas le neveu) ne s'était-il pas avisé, lui
aussi, d'aller habiter un sarcophage?
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