veuve. Je l'ai servie
pendant douze ans. C'était une pauvre malade qui est morte récemment,
et c'est pourquoi vous me voyez en deuil.
--Je suis persuadé que cette dame a dû vous laisser les meilleures lettres
de crédit?--reprit Wilding.
--Je crois qu'il m'est bien permis de dire que ce sont les meilleures
qu'on puisse avoir,--répliqua-t-elle,--J'ai pensé que je vous épargnerais
du temps et de la peine en prenant par écrit le nom et l'adresse des
correspondants de cette dame, et je vous les ai apportés, monsieur.
Elle déposa une carte sur la table.
--Madame Goldstraw,--dit Wilding en prenant la carte,--vous me
rappelez étrangement.... Vous me rappelez des manières et un son de
voix auxquels j'ai été accoutumé jadis.... Oh! j'en suis sûr, bien que je
ne puisse déterminer en ce moment ce qui se passe dans mon esprit....
Mais votre air et votre attitude sont ceux d'une personne.... Je devrais
ajouter que cette personne était bonne et charmante.
Madame Goldstraw sourit.
--Eh bien! monsieur,--dit-elle,--j'en suis ravie.
--Oui,--reprit Wilding, répétant tout pensif ce qu'il venait de dire,--oui,
charmante et bonne.
En même temps il jetait un regard à la dérobée sur sa future femme de
charge.
--Mais sa grâce et sa bonté, c'est tout ce que je me rappelle. La
mémoire est fugitive, et le souvenir est quelquefois comme un rêve à
demi effacé. Je ne sais ce que vous pensez à ce sujet, Madame
Goldstraw, mais c'est mon sentiment à moi.
Il est probable que c'était aussi le sentiment de Madame Goldstraw, car
elle répondit par un signe d'assentiment. Wilding lui offrit de la mettre
lui-même en communication immédiate avec le gentleman dont elle lui
avait remis la carte; c'était un homme d'affaires qui habitait Doctor's
Commons. Madame Goldstraw lui en témoigna sa reconnaissance, et
comme Doctor's Commons n'était pas fort éloigné, Wilding la pria de
repasser au bout de trois heures.
Les renseignements furent excellents. Wilding gagea donc Madame
Goldstraw cette même après-midi. Elle devait entrer le lendemain et
s'installer en qualité de femme de charge au Carrefour des Écloppés.
La femme de charge parle.
Madame Goldstraw s'installa sans bruit dans la chambre qui lui avait
été assignée; elle n'était point femme à déranger les domestiques, et,
sans perdre de temps, elle se fit annoncer chez son nouveau maître pour
lui demander ses instructions. Wilding la reçut dans la salle à manger,
comme la veille. Ce fut là qu'après avoir échangé les civilités d'usage,
ils s'assirent tous les deux pour tenir conseil sur les affaires de la
maison.
--En ce qui concerne les repas, monsieur,--dit Madame
Goldstraw,--aurai-je à m'en occuper pour un grand nombre de
personnes ou pour vous seulement?
--Si je puis mettre à exécution un vieux projet que j'ai mûri,--répliqua
Wilding,--vous aurez beaucoup de monde à table. Je suis garçon,
Madame Goldstraw, et je désire vivre avec toutes les personnes que
j'emploie comme si elles étaient de ma famille. Jusqu'à ce que ce projet
s'accomplisse, vous n'aurez à songer qu'à moi et à mon nouvel associé;
je ne puis vous renseigner sur ce point quant à ce qui le concerne; mais,
pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d'habitudes
régulières et d'un appétit invariable....
--Et les déjeuners?--interrompit Madame Goldstraw,--y a-t-il quelque
chose de particulier, monsieur, pour vos déjeuners?
Elle s'interrompit elle-même et laissa sa phrase inachevée. Ses yeux se
détournaient de son maître et se dirigeaient vers la cheminée et vers ce
portrait de femme.... Si Wilding n'eût pas tenu désormais pour certain
que Madame Goldstraw était une personne expérimentée et sérieuse, il
eût pu croire que ses pensées s'égaraient un peu depuis le
commencement de cet entretien.
--Je déjeune à huit heures,--dit-il;--j'ai une vertu et un vice: jamais je ne
me fatigue de lard grillé et je suis extrêmement difficile quant à la
fraîcheur des oeufs.
Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfin vers lui, mais à défaut
de son regard, l'esprit de la femme de charge était encore partagé entre
son maître et le portrait....
--Je prends du thé,--continua Wilding,--et peut-être suis-je un peu
nerveux et enclin à l'impatience lorsque je le prends trop longtemps
après qu'il a été fait.... Si mon thé....
Ce fut à son tour de s'arrêter tout net et de ne point achever sa phrase.
S'il n'avait pas été engagé dans la discussion d'un sujet aussi intéressant
que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses
pensées, à lui aussi, commençaient à s'égarer.
--Si votre thé attend, monsieur...,--reprit-elle, renouant poliment le fil
perdu de ce bizarre entretien.
--Si mon thé?...--répéta machinalement Wilding; il s'éloignait de plus
en plus de son déjeuner; ses yeux se fixaient avec une curiosité
croissante sur le visage de sa femme de charge.--Si mon thé!... Mon
Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix
que j'ai
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