haut bout de la table à
laquelle les gens qui me servent viendront s'asseoir; et nous mangerons
ensemble du même rôti, du même bouilli, et nous boirons la même
bière; et mes serviteurs dormiront sous le même toit que Walter
Wilding! Et tous tant que nous sommes.... Je vous demande pardon,
Monsieur Bintrey, voilà que mes bourdonnements dans la tête vont me
reprendre... je vous serais obligé si vous me conduisiez à la pompe.
Alarmé par l'excessive coloration du visage de son client, Bintrey ne
perdit pas un moment pour l'entraîner dans la cour. C'était chose facile,
car le cabinet dans lequel ils causaient tous les deux y donnait accès de
plain-pied du côté de la maison d'habitation. Là, l'homme d'affaires,
obéissant à un signe du malade, se mit à pomper de toutes ses forces.
Wilding se lava la figure et la tête et but de bon coeur; après quoi il
déclara se sentir mieux.
--Voyez!--dit Bintrey,--voilà ce que c'est que de vous laisser échauffer
par vos bons sentiments!
Ils regagnèrent le bureau, et tandis que Wilding s'essuyait, l'homme de
loi le grondait toujours.
--Bon!--dit le jeune homme,--n'ayez pas peur. Je n'ai pas divagué,
n'est-ce pas?
--Pas le moins du monde. Vous avez été parfaitement raisonnable.
--Où en étais-je, Monsieur Bintrey?
--Vous en êtes resté... mais, à votre place, je ne voudrais pas m'agiter en
reprenant ce sujet quant à présent....
--J'y veillerai, je serai sur mes gardes,--dit Wilding.--À quel endroit ce
diable de bourdonnement m'a-t-il pris?
--Au rôti, au bouilli, et à la bière. Vous disiez: logeant sous le même
toit, afin que nous puissions tous tant que nous sommes....
--Tous tant que nous sommes!... Ah! c'est cela.... Tous tant que nous
sommes, bourdonnant ensemble....
--Là... là...--interrompit Bintrey.--Quand je vous disais que vos bons
sentiments ne sont propres qu'à vous exalter, à vous faire du mal....
Voulez-vous encore essayer de la pompe?
--Non! non! c'est inutile. Je vais bien, Monsieur Bintrey. Je reprends
donc: Afin que nous puissions, tous tant que nous sommes, formant une
sorte de famille.... Voyez-vous, je n'ai jamais été accoutumé à
l'existence personnelle que tout le monde mène dans son enfance. Plus
tard j'ai été absorbé par ma pauvre chère mère. Après l'avoir perdue, je
me suis trouvé bien plus apte à faire partie d'une association qu'à vivre
seul. Je ne suis rien par moi-même.... Ah! Monsieur Bintrey, faire mon
devoir envers ceux qui dépendent de moi et me les attacher sans réserve,
cette idée revêt à mes yeux un charme tout patriarcal et ravissant! Je ne
sais quel effet elle peut produire sur vous....
--Sur moi?--répliqua Bintrey,--il n'importe guère. Que suis-je en cette
circonstance? Rien. C'est vous qui êtes tout, Monsieur Wilding? Par
conséquent, l'effet que vos idées peuvent produire sur moi est ce qu'il y
a de plus indifférent au monde.
--Oh!--s'écria Wilding avec un feu extraordinaire,--mon plan me parait,
à moi, délicieux....
--En vérité!--interrompit brusquement l'homme d'affaires,--si j'étais à
votre place, je ne voudrais pas m'agi....
--Ne craignez rien,--fit Wilding.--Tenez!--continua-t-il en prenant sur
un meuble un gros livre de musique.--Voici Haendel.
--Haendel,--répéta Bintrey avec un grognement menaçant,--qui est
cela?
--Haendel!... Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene,
Mendelssohn, je connais tous les choeurs de ces maîtres. C'est la
collection de la chapelle des Enfants Trouvés. Les belles antiennes!
Pourquoi ne les apprendrions-nous pas ensemble?
--Ensemble? que veut dire cet «ensemble?»--s'écria l'homme d'affaires
exaspéré,--qui apprendra ces antiennes?
--Qui?... le patron et les employés.
--À la bonne heure! c'est autre chose.
Pendant un moment il avait cru que Wilding allait lui répondra:
l'homme d'affaires et le client: vous et moi!
--Non, ce n'est pas autre chose,--reprit Wilding,--c'est la même chose.
La musique doit surtout servir de lien entre nous. Monsieur Bintrey,
nous formerons un choeur dans quelque paisible église, près du
Carrefour des Écloppés, après que nous aurons, avec joie, chanté
ensemble, nous reviendrons ici dîner ensemble avec plaisir. Ce qui me
préoccupe maintenant, c'est de mettre ce système en pratique dans le
plus bref délai possible, de façon que mon nouvel associé se trouve
établi en arrivant dans la maison.
--Grand bien vous fasse!--s'écria Bintrey en se levant.--Est-ce que
Laddle sera aussi l'associé de Haendel, Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le
Docteur Arne, Greene, et Mendelssohn?
--Je l'espère.
--Je souhaite que ces messieurs en soient contents, reprit
Bintrey.--Adieu, monsieur.
Ils se serrèrent la main et se séparèrent. À peine Bintrey s'était-il
éloigné que l'on frappa à la porte. Quelqu'un entra dans le bureau de
Wilding par une porte de communication qui s'ouvrait dans la salle où
se tenaient les commis. C'était le chef des garçons de cave de Wilding
et Co., jadis chef des garçons de cave de Pebblesson Neveu, Joey
Laddle, lui-même, un homme lent et grave, comme architecture
humaine un portefaix. Il était vêtu d'un vêtement froncé et d'un tablier à
bavette qui ressemblait
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