que nous avons tout arrangé,
Monsieur Bintrey, et le mieux du monde.
--Le mieux du monde,--reprit Bintrey.
--Nous nous sommes assuré un associé.
--Oui, nous nous sommes assuré un associé!... Oui, vraiment!
--Nous demandons dans les journaux une femme de charge.
--Une femme de charge... nous la demandons dans les journaux.
«S'adresser au Carrefour des Écloppés, Great Tower Street, de dix
heures à midi.» Voilà l'annonce.
--Les affaires de feu ma pauvre mère sont réglées,--dit Walter.
--Réglées,--fit l'écho.
--Et tous les frais payés.
--Payés,--dit Bintrey avec son gros rire.
Et pourquoi Bintrey riait-il? C'est qu'il pensait qu'il y avait vraiment au
monde des gens assez simples, pour payer des frais sans discuter.
--Feu ma pauvre chère mère,--continua Wilding,--c'est un plaisir pour
moi que de parler d'elle... mais c'est un plaisir qui m'accable... vous
savez combien je l'aimais et combien je lui étais cher. Certes nous
avions l'un pour l'autre le plus grand amour qui puisse exister entre une
mère et son fils; et, depuis le jour où elle m'avait pris sous sa garde,
jamais nous n'avons connu un moment de discussion ou d'humeur. C'est
un bonheur qui n'a duré que treize ans; n'est-ce pas bien court? Je n'ai
vécu que treize ans auprès de ma chère mère et ce n'était que depuis
huit ans qu'elle m'avait reconnu confidentiellement pour son fils. Vous
connaissez cette triste histoire, Monsieur Bintrey. Qui la connaîtrait, si
ce n'était vous?
Wilding se prit à sangloter.
Tandis qu'il essuyait ses larmes, que faisait Bintrey? Il savourait son
Porto à petites gorgées qu'il promenait dans sa bouche.
--Je sais l'histoire...--dit-il...--Oui... oui.... Je la sais.
--Ma pauvre mère,--reprit Wilding.--Elle avait été cruellement trompée,
et comme elle en a souffert! Mais ses lèvres sont toujours restées
muettes à ce sujet. Par qui a-t-elle été trompée et dans quelles
circonstances ce grand malheur lui est-il arrivé, monsieur? Dieu seul le
sait. Ma pauvre chère mère n'a jamais voulu trahir le secret de celui qui
avait trahi sa confiance, jamais....
--Elle avait résolu de se taire,--interrompit Bintrey promenant de
nouveau cet excellent vin dans son gosier;--elle a dû garder le silence.
À quoi il ajouta mentalement, avec un petit clignement d'yeux:--Et cela,
beaucoup mieux que vous ne pourrez jamais le faire, vous qui aimez
tant à parler.
--«Tes père et mère honoreras»--reprit Wilding qui sanglotait
toujours...--«afin de vivre longuement.» Quand j'étais aux Enfants
Trouvés, Monsieur Bintrey, je me sentais intérieurement si peu disposé
à souscrire de bon coeur à ce commandement que je croyais bien
n'avoir pas beaucoup de temps à vivre. Cependant je suis arrivé bien
vite à honorer ma mère profondément, de toute mon âme, et je révère
maintenant sa mémoire.
--Vous la révérez?--dit Bintrey.
--Pendant sept heureuses années,--continua Wilding avec le même
accent de simple et virile douleur et sans songer à rougir de ses
larmes,--pendant sept ans, mon excellente mère fut ici l'associée de mes
prédécesseurs Pebblesson Neveu. Lorsque j'atteignis ma majorité, elle
me transmit la part dont elle avait hérité dans cette maison, puis elle
racheta pour moi la part de Pebblesson; elle me laissa tout ce qu'elle
possédait, tout, hormis cet anneau de deuil que vous portez au doigt....
Elle n'est plus! Il n'y a pas six mois qu'elle vint un matin au Carrefour
des Écloppés pour y lire de ses yeux la nouvelle enseigne: Wilding et
Co. Et pourtant elle n'est plus!
--Triste!... fort triste!...--murmura Bintrey,--mais c'est le sort commun à
un moment ou à un autre: ne devons-nous pas tous cesser d'être?
Ce disant, il le prouva bien en achevant de vider la bouteille de Porto.
Ce Porto de quarante-cinq ans avait aussi cessé d'être. Bintrey poussa
un large soupir.
--Et puisque je l'ai perdue,--reprit Wilding en essuyant ses larmes,--il
ne me reste plus qu'à nourrir éternellement son souvenir et mes regrets.
La chère femme! Mon coeur se sentit entraîné vers elle dès la première
fois que je la vis; c'était l'instinct de la nature... je ne pouvais pourtant
la prendre alors que pour une dame étrangère. C'était un Dimanche,
nous finissions de dîner là-bas aux Enfants Trouvés.... Ah! vous savez
bien, Monsieur Bintrey, que je ne rougis point d'avoir été aux Enfants
Trouvés. Moi, qui ne me suis jamais connu de père, je désire être un
père pour tous ceux qui travaillent sous mes ordres.
--Honnête désir,--fit observer Bintrey.
--C'est pourquoi,--continua Wilding qui s'animait et se noyait même un
peu dans le flot montant de son éloquence,--c'est pourquoi je demande
dans les journaux une excellente femme de charge, pour prendre soin
de la maison d'habitation de Wilding et Co., marchand de vins,
Carrefour des Écloppés. Je veux rétablir chez moi quelques-uns de nos
anciens usages et les rapports touchants qui existaient autrefois entre le
patron et l'employé. Il me plait de vivre à l'endroit où je gagne mon
argent. Je veux, chaque jour, m'asseoir au
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.