La vie littéraire | Page 7

Anatole France
le sens
mystique. Il anime sans effort les pantins et les polichinelles. Il révèle
la nature spirituelle de ce bonhomme Noël qui revient tous les ans,
couvert de frimas, dans la boutique de l'épicier. Au souffle de sa pensée,
la forêt, qui n'a que six arbres peints en vert, avec des copeaux pour
feuillage, s'étend, la nuit, hors de la boîte de sapin et s'emplit d'ombre,
de mystère et d'horreur. Voilà ce qui me plaît, voilà ce qui me touche.
C'est que je professe, comme lui, le fétichisme des soldats de plomb,
des arches de Noé et des bergeries de bois blanc. Songez-y, ce
fétichisme est le dernier qui nous reste. L'humanité, quand elle se
sentait jeune, donnait une âme à toutes choses. Cette foi charmante s'en
est allée peu à peu, et voici que nos penseurs modernes ne devinent
plus d'âmes dans l'univers désenchanté. Du moins nous avons gardé, M.
Camille Lemonnier et moi, une créance profonde: nous croyons à l'âme
des joujoux.
[Note 2: La Comédie des jouets, par M. Camille Lemonnier, 1 vol.
in-8°]
Je ne crains pas, pour ma part, de formuler mon symbole. Je crois à
l'âme immortelle de Polichinelle. Je crois à la majesté des marionnettes
et des poupées.
Sans doute, il n'y a rien d'humain selon la chair dans ces petits
personnages de bois ou de carton; mais il y a en eux du divin, si peu
que ce soit. Ils ne vivent pas comme nous, pourtant ils vivent. Ils vivent
de la vie des dieux immortels.

Si j'étais un savant, je m'efforcerais de constituer leur symbolique,
comme Guigniaut tenta, après Creutzer, la symbolique des divinités de
l'ancienne Grèce. Assurément, les poupées et les marionnettes sont de
bien petits dieux, mais ce sont des dieux encore.
Aussi voyez: ils ressemblent aux menues idoles de l'antiquité. Ils
ressemblent mieux encore aux figures grossières par lesquelles les
sauvages essayent de montrer l'invisible. Et à quoi ressembleraient-ils,
sinon à des idoles, puisqu'ils sont eux-mêmes des idoles? Leur fonction
est absolument religieuse. Ils apportent aux petits enfants la seule
vision du divin qui leur soit intelligible. Ils représentent toute la
religion accessible à l'âge le plus tendre. Ils sont la cause de nos
premiers rêves. Il inspirent nos premières craintes et nos premières
espérances. Pierrot et Polichinelle contiennent autant
d'anthropomorphisme divin qu'en peuvent concevoir des cerveaux à
peine formés et déjà terriblement actifs. Ils sont l'Hermès et le Zeus de
nos bébés. Et toute poupée est encore une Proserpine, une Cora pour
nos petites filles. Je voudrais que ces paroles fussent prises dans leur
sens le plus littéral. Les enfants naissent religieux, M. Hovelacque et
son conseil municipal ne voient de dieu nulle part. Les enfants en
voient partout. Ils font de la nature une interprétation religieuse et
mystique. Je dirai même qu'ils ont plus de relations avec les dieux
qu'avec les hommes, et cette proposition n'a rien d'étrange si l'on songe
que, le divin étant l'inconnu, l'idée du divin est la première qui doive
occuper la pensée naissante.
Les enfants sont religieux; ce n'est pas à dire qu'ils soient spiritualistes.
Le spiritualisme est la suprême élégance de l'intelligence déjà sur le
retour. C'est par le fétichisme que commença l'humanité. Les enfants la
recommencent. Ils sont de profonds fétichistes. Mais qu'ai-je dit? Les
petits enfants remontent plus haut que l'humanité même. Ils
reproduisent non seulement les idées des hommes de l'âge de pierre,
mais encore les idées des bêtes. Ce sont là aussi, croyez-le bien, des
idées religieuses. Saint François d'Assise avait deviné, dans sa belle
âme mystique, la piété des animaux. Il ne faut pas observer un chien
bien longtemps pour reconnaître que son âme est pleine de terreurs
sacrées. La foi du chien est, comme celle de l'enfant, un fétichisme

prononcé. Il serait impossible d'ôter de l'esprit d'un caniche que la lune
est divine.
Or, comme les enfants naissent religieux, ils ont le culte de leurs
joujoux. C'est à leurs joujoux qu'ils demandent ce qu'on a toujours
demandé aux dieux: la joie et l'oubli, la révélation des mystérieuses
harmonies, le secret de l'être. Les jouets, comme les dieux, inspirent la
terreur et l'amour. Les poupées, que les jeunes Grecques appelaient
leurs Nymphes, ne sont-elles pas les vierges divines de la première
enfance? Les diables qui sortent des boîtes ne représentent-ils pas,
comme la Gorgone des Hellènes et comme le Belzébuth des chrétiens,
l'alliance sympathique de la laideur sensible et du mal moral? Il est vrai
que les enfants sont familiers avec leurs dieux; mais les hommes
n'ont-ils donc jamais blasphémé le nom des leurs? Les enfants cassent
leurs polichinelles. Mais quels symboles l'humanité n'a-t-elle pas brisés?
L'enfant, comme l'homme, change sans cesse d'idéal. Ses dieux sont
toujours imparfaits parce qu'ils procèdent nécessairement de lui.
J'irai plus loin. Je montrerai que ce caractère religieux, inhérent aux
jouets, et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 115
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.