La vie littéraire | Page 6

Anatole France
brisé cette délicate machine. Il aurait pardonné à
cette âme obscure le crime de ses nerfs et de son sang. Écoutez ce que
dit en vers la philosophie naturelle; elle dit:
Les choses de l'amour ont de profonds secrets. L'instinct primordial de
l'antique nature, Qui mêlait les flancs nus dans le fond des forêts,
Trouble l'épouse encor sous sa riche ceinture; Et, savante en pudeur,
attentive à nos lois, Elle garde le sang de l'Ève des grands bois.
Je sais, je sais tout ce qu'on doit à la morale. Dieu me garde de l'oublier!
La société est fondée sur la famille, qui repose elle-même sur la foi des
contrats domestiques. La vertu des femmes est une vertu d'État. Cela
date des Romains. La victime héroïque de Sextus, la chaste Lucrèce,
exerçait la pudeur comme une magistrature. Elle se tua pour l'exemple:
Ne ulla deinde impudica Lucretiæ exemplo vivet. À ses yeux, le
mariage était une sorte de fonction publique dont elle était investie.
Voilà qui est bien. Ces Romains ont édifié le mariage comme les
aqueducs et les égouts. Ils ont uni du même ciment la chair et les
pierres. Ils ont construit pour l'éternité. Il n'y eut jamais au monde
maçons et légistes pareils. Nous habitons encore la maison qu'ils ont
bâtie. Elle est auguste et sainte. Cela est vrai; mais il est vrai aussi qu'il
est écrit. «Tu ne tueras pas.» Il est vrai que la clémence est la plus
intelligente des vertus et que la philosophie naturelle enseigne le
pardon. D'ailleurs, quand il s'agit d'amour, pouvons-nous discerner
notre cause? Qui de nous est assez pur pour jeter la première pierre? Il
faut bien en revenir à l'Évangile. En matière de morale ce sont toujours
les religions qui ont raison, parce qu'elles sont inspirées par le
sentiment, et que c'est le sentiment qui nous égare le moins. Les
religions n'uniraient point les hommes si elles s'adressaient à
l'intelligence, car l'intelligence est superbe et se plaît aux disputes. Les
cultes parlent aux sens; c'est pourquoi ils assemblent les fidèles: nous
sentons tous à peu près de même et la piété est faite du commun

sentiment.
Il est arrivé à chacun de nous d'assister, dans quelque église, tendue de
noir, à d'illustres obsèques. L'élite de la société, des hommes honorés,
quelques-uns célèbres, des femmes admirées et respectées, étaient
rangés des deux côtés de la nef, au milieu de laquelle s'élevait le
catafalque, entouré de cierges. Tout à coup le Dies iræ éclatait dans l'air
épaissi par l'encens, et ces stances composées, dans quelque jardin sans
ombre, par un doux disciple de saint François, se déroulaient sur nos
têtes comme des menaces mêlées d'espérances. Je ne sais si vous avez
été touché ainsi que moi jusqu'aux larmes de cette poésie empreinte de
l'austère amour qui débordait de l'âme des premiers franciscains. Mais
je puis vous dire que je n'ai jamais entendu la treizième strophe sans me
sentir secoué d'un frisson religieux. Elle dit, cette strophe:
Qui Mariam absolvisti Et latronem exaudisti, Mihi quoque spem
dedisti.
«Toi, qui as absous la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu
as donné l'espérance.»
Le chantre qui lance ces paroles latines dans le vaisseau de l'église est
ici la voix de l'assemblée entière. Tous les assistants, ces purs, ces
grands, ces superbes, doivent répéter intérieurement «Toi, qui as absous
la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu as donné
l'espérance.» Voilà ce que veut l'Église, qui a condamné le vol et fait du
mariage un sacrement. Elle humilie, dans sa sagesse, les vertus de ces
heureux qu'on appelle les justes, et elle rappelle aux meilleurs d'entre
nous que, loin de pouvoir s'ériger en juges, ils doivent eux-mêmes
implorer leur pardon. Cette morale chrétienne me semble infiniment
douce et infiniment sage. Elle ne prévaudra jamais tout à fait contre les
violences de l'âme et l'orgueil de la chair; mais elle répandra parfois sur
nos coeurs fatigués sa paix divine et elle nous enseignera à pardonner,
avec toutes les autres offenses, les trahisons qui nous ont été faites par
celles que nous avons trop aimées.

LES JOUETS D'ENFANTS
Je viens de lire, pour mon plaisir des contes d'enfants, la Comédie des
jouets[2], que nous donne M. Camille Lemonnier. M. Camille
Lemonnier a marqué sa place au premier rang des littérateurs belges. Il
écrit des romans vrais dans une langue pleine de saveur. C'est un
conteur naturel, qui plaît aux Parisiens comme aux Bruxellois. Je savais,
par ses livres, qu'il adorait les choses de la vie, et que ses rêves d'artiste
poursuivaient ardemment les formes infinies des êtres. Je découvre
aujourd'hui qu'il s'amuse parfois avec des jouets d'enfants, et ce goût
m'inspire pour lui de nouvelles sympathies. Je lui veux du bien, de ce
qu'il interprète les joujoux en poète et de ce qu'il en possède
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