Que fait-il? Il la possède une fois encore et il la tue.
Tel est le sujet, l'argument, comme on disait dans la vieille rhétorique.
On sait qu'il est traité avec une habileté d'autant plus grande qu'elle se
cache sous les apparences d'un naturel facile. Il est superflu aujourd'hui
de louer dans ce livre la simplicité savante, l'éloquence sobre et
passionnée. J'ai dit qu'il y avait dans l'Affaire Clémenceau une oeuvre
d'art et une thèse morale. L'oeuvre d'art est de tout point admirable.
Quant à la thèse, elle fait horreur, et toutes les forces de mon être me
soulèvent à la fois contre elle.
Si Clémenceau disait: «J'ai tué cette femme parce que je l'aimais», nous
penserions: «C'est, après tout, une raison.» La passion a tous les droits,
parce qu'elle va au-devant de tous les châtiments. Elle n'est pas
immorale, quelque mal qu'elle fasse, car elle porte en elle-même sa
punition terrible. D'ailleurs, ceux qui aiment disent: Je la tuerai! mais
ils ne tuent pas. Mais Clémenceau n'allègue pas seulement son amour,
il invoque la justice. C'est ce qui me fâche. Je n'aime pas que ce mari
violent, et qui devint un amant, prenne des airs de justicier. Je n'aime
pas qu'il brandisse comme l'instrument auguste des vengeances
publiques, le couteau «à manche jaspé, à garde de vermeil incrustée de
grenats, à lame d'acier niellée d'or».
Il est penseur. Il est idéologue. Parfois il parle comme si, en vérité, il
avait attenté à la vie d'un député opportuniste ou radical. Il y a en lui du
Baffier et de l'Aubertin. Il a des idées générales, il a un système; il
donne à son crime je ne sais quelles intentions humanitaires. Il est trop
pur. Il m'est désagréable qu'on assassine par vertu. Sa défense est d'un
meurtrier idéologue. Si j'étais juré, je ne l'acquitterais pas. À moins que
les médecins légistes ne m'avertissent que je suis en présence d'un
paralytique général, ce qui, à vrai dire, ne m'étonnerait guère. Il
m'assure qu'il était honnête homme et bon fils. Je n'en veux pas disputer.
Mais il donne à entendre qu'il était un grand artiste et faisait de très
belles figures; et cela j'ai peine à le croire. Un grand artiste porte en soi
l'instinct généreux de la vie. Il crée et ne détruit pas. C'est un ouvrage
stupide que d'assassiner une femme. Les hommes capables d'une telle
boucherie doivent être insupportables. En admettant qu'ils ne soient pas
tout à fait des déments, ils doivent avoir bien peu de grâce dans l'esprit,
bien peu de souplesse dans l'intelligence. J'imagine qu'ils restent lourds
et durs au milieu même du bonheur, et que leur âme n'a pas ces nuances
charmantes sans lesquelles l'amour même semble terne et monotone.
Le mémoire n'en dit rien, mais Iza dut passer avec cet homme des
heures terriblement maussades. Avant de l'assassiner, il dut l'ennuyer. Il
était honnête, sans doute; mais c'est un pauvre bagage en amour qu'une
impitoyable honnêteté. Non, il n'avait pas l'âme belle. Dans les belles
âmes, une divine indulgence se mêle à la passion la plus furieuse.
S'il est vrai qu'on ne trouve guère d'amour sans haine, il est vrai aussi
qu'on ne voit guère de haine sans pitié. Ce malheureux avait le crâne
étroit. C'était un fanatique; c'est-à-dire un homme de la pire espèce.
Tous les fanatismes, même celui de la vertu, font horreur aux âmes
riantes et largement ouvertes. Le mal vient uniquement de ce
Clémenceau qui eut le tort d'épouser une femme qui n'était pas faite
pour cela. Les Grecs le savaient bien, que toutes les femmes ne sont pas
également propres à faire des épouses légitimes. Il ne pénétrait pas
assez le mystère des appétits et des instincts. S'il avait soupçonné le
moins du monde les obscurs travaux de la vie animale, il se serait dit,
comme le bon médecin Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la
nature. Il aurait murmuré dans le fond de son âme ce que l'aimable
Sardanapale de Byron disait sur son bûcher à la jeune Myrrha: «Si ta
chair se trouble, si tu crains de te jeter à travers ces flammes dans
l'inconnu, adieu, va et sache bien que je ne t'en aimerai pas moins, mais
qu'au contraire je t'en chérirai davantage pour avoir été docile à la
nature.» Et il aurait pleuré, et son coeur se serait amolli, il n'aurait pas
tué la pauvre Iza, que d'ailleurs il n'aurait pas préalablement épousée.
Certes, c'était une mauvaise fille. Elle avait des instincts pervers. Mais
sommes-nous tout à fait responsables de nos instincts? L'éducation et
l'hérédité ne pèsent-elles pas sur tous nos actes? Nous naissons
incorrigibles, hélas! Nous naissons si vieux! Si Clémenceau avait songé
que tous les éléments dont se composait le corps délicieux de cette
pauvre enfant existaient et s'agitaient dans l'immoral univers de toute
éternité, il n'aurait pas
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