La vie littéraire | Page 4

Anatole France
choses. Que le savant du village, que l'arpenteur mesure la
route et pose les bornes milliaires! pour moi, les soins bienveillants des
«repos», des «rendez-vous» et des «rêves» m'occuperont assez.
Accommodée à mes goûts et mesurée à mes forces, la tâche du critique

est de mettre avec amour des bancs aux beaux endroits, et de dire, à
l'exemple d'Anyté de Tégée:
«--Qui que tu sois, viens t'asseoir à l'ombre de ce beau laurier, afin d'y
célébrer les dieux immortels!»
A. F.

LA VIE LITTÉRAIRE

M. ALEXANDRE DUMAS FILS
LE CHATIMENT D'IZA ET LE PARDON DE MARIE
Le roman fameux[1] dont un poète de talent, M. Dartois, vient de tirer
un drame, date de plus de vingt ans. Quand il le publia, M. Alexandre
Dumas, déjà célèbre, n'était pas encore, comme aujourd'hui, un
moraliste redouté, un des directeurs spirituels de son siècle. Il n'avait
pas encore annoncé l'Évangile du châtiment et révoqué le pardon de
Madeleine. Il n'avait pas dit encore: «Tue-la!» C'est précisément dans
l'Affaire Clémenceau qu'il exposa pour la première fois cette doctrine
impitoyable. Il est vrai qu'il n'y parla point pour son propre compte et
que ce livre est, comme le titre l'indique, le mémoire d'un accusé. Mais
on devinait le philosophe sous le romancier, on voyait la thèse dans
l'oeuvre d'art. L'Affaire Clémenceau contenait en germe
l'Homme-Femme et la Femme de Claude. Ai-je besoin de rappeler qu'il
s'agit, dans le roman, d'un enfant naturel, du fils d'une pauvre fille
abandonnée, qui travaille pour vivre? Clémenceau n'a jamais connu son
père. Il est encore tout petit quand, à la pension, ses camarades lui font
honte de sa naissance. Il est beau, il est fort, il est intelligent et bon.
Dès l'enfance, son génie se révèle: conduit par hasard dans un atelier de
sculpteur, il reconnaît sa vocation. Il est destiné à pétrir la glaise; il est
voué au tourment délicieux de fixer dans une matière durable les
formes de la vie. Le travail le garde chaste. Mais jeune, ignorant et
vigoureux, il est une proie dévolue à l'amour. Une nuit, dans un bal

travesti, il rencontre une enfant, habillée en page et qui accompagne
une abondante et magnifique Marie de Médicis, sa mère. Iza, cette
enfant, est parfaitement belle. Mais ce n'est qu'une enfant. D'ailleurs
elle n'a fait qu'apparaître comme un présage. Elle s'en est allée avec sa
mère, la comtesse Dobronowska, une aventurière polonaise, chercher
fortune en Russie. La comtesse, ne pouvant la marier, essaye de la
vendre. Iza lui échappe et, soit amour, soit fantaisie, elle vient
demander asile au sculpteur Clémenceau, qui est devenu célèbre en peu
d'années. Il l'attendait. Il l'épouse, il l'aime. Il l'aime d'un amour à la
fois idéal et esthétique. Il l'aime parce qu'elle est la forme parfaite et
parce qu'elle est l'infini que nous rêvons tous, dans ce rêve d'une heure
qui est la vie. Iza, nourrie par une mère infâme, est naturellement
impudique, menteuse, ingrate et lascive. Pourtant elle aime
Clémenceau, qui est robuste et beau. Mais elle le trahit, parce que trahir
est sa fonction naturelle. Elle trompe l'homme qu'elle aime, pour des
bijoux ou seulement pour le plaisir de tromper. Elle se donne à des gens
célèbres qui fréquentent sa maison, et cela pour le plaisir d'avoir
certaines idées, quand ces personnages sont réunis, le soir à la table
dont elle fait gravement les honneurs avec son mari. Elle est comme les
grands artistes qui ne se plaisent qu'aux difficultés: elle croise,
complique, mêle ses mensonges; elle ose tout, si bien que son mari est
bientôt le seul homme à Paris qui ignore sa conduite. Il est désabusé,
par hasard. Il la chasse. Mais il l'aime encore. Comment s'en étonner?
Ce n'est pas parce qu'elle est indigne qu'il l'aimerait moins.
[Note 1: Affaire Clémenceau, mémoire de l'accusé, 1 vol. in-18.
Calmann Lévy, édit.]
L'amour ne se donne pas comme un prix de vertu. L'indignité d'une
femme ne tue jamais le sentiment qu'on a pour elle; au contraire, il le
ranime parfois: l'auteur de la Visite de noces le sait bien. Ce
malheureux Clémenceau s'enfuit jusqu'à Rome, où il se réfugie en plein
idéal d'art. Il entame une copie du Moïse de Michel-Ange à même le
bloc, avec une telle furie qu'on croirait qu'il veut lui-même se briser
contre ce marbre qu'il taille. Il a voulu la fuir. Mais il l'attend, le
misérable!

Il l'attend, les bras ouverts. Elle ne vient pas: elle reste à Paris, la
maîtresse d'un prince royal en bonne fortune. Là, au milieu de son luxe,
paisible, elle compose un dernier chef-d'oeuvre de perfidie: elle séduit
le seul ami qui soit resté à son mari. Clémenceau l'apprend: c'en est trop;
il accourt, il se précipite chez elle, il la revoit, il la trouve charmante,
amoureuse, car elle l'aime toujours. Elle est belle, elle est irrésistible.
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