trouvera pas non plus dans ce volume une vue d'ensemble sur la
littérature contemporaine de notre pays. Il n'est pas facile de se faire
une idée générale des choses au milieu desquelles on vit. On manque
d'air et de recul. Et si l'on parvient à démêler ce qui s'achève, on
distingue mal ce qui commence. C'est pour cela sans doute que les
esprits les plus indulgents ont jugé volontiers leur temps avec sévérité.
Les hommes sont enclins à croire que le monde finira avec eux et cette
pensée, qu'ils expriment, non sans mélancolie, les console
intérieurement de la fuite de leurs jours. Je me réjouis dans mon coeur
d'être exempt d'une si pitoyable et si vaine illusion. Je ne crois pas que
les formes du beau soient épuisées et j'en attends de nouvelles. Si je
n'entonne pas tous les jours le cantique du vieillard Siméon, c'est sans
doute que le don de prophétie n'est pas en moi!
J'ai toujours pensé, peut-être bien à tort, que personne ne fait des
chefs-d'oeuvre, et que c'est là une tâche supérieure aux individus quels
qu'ils soient, mais que les plus heureux d'entre les mortels produisent
parfois des ouvrages qui peuvent devenir des chefs-d'oeuvre, avec l'aide
du temps, qui est un galant homme, comme disait Mazarin. Ce qui me
rassure, en dépit de l'Exposition universelle et des niaiseries
dangereuses qu'elle a inspirées à la plupart de mes compatriotes, c'est
qu'il y a encore en ce pays des hommes égaux et peut-être supérieurs,
par une certaine faculté de comprendre, à tous les écrivains des siècles
passés. Je n'imagine pas, par exemple, qu'on ait jamais pu être plus
intelligent que M. Paul Bourget, ou M. Jules Lemaître. Je crois qu'il y a
une certaine élégance à ne nommer ici que les plus jeunes.
Quant à la nature de ces causeries, je serais fort embarrassé de la définir.
On m'a dit que ce n'était pas une nature critiquante et esthétisante. Je
m'en doutais un peu. Autant que possible il ne faut rien faire à
contre-coeur. Les conditions techniques dans lesquelles s'élaborent les
romans et les poèmes ne m'intéressent, je l'avoue, que très
médiocrement. Elles n'intéressent en somme que l'amour-propre des
auteurs. Chacun d'eux croit posséder à l'exclusion des autres tous les
secrets du métier. Mais ceux qui font les chefs-d'oeuvre ne savent pas
ce qu'ils font; leur état de bienfaiteurs est plein d'innocence. On aura
beau me dire que les critiques ne doivent pas être innocents. Je
m'efforcerai de garder comme un don céleste l'impression de mystère
que me causent les sublimités de la poésie et de l'art. Le beau rôle est
parfois d'être dupe. La vie enseigne qu'on n'est jamais heureux qu'au
prix de quelque ignorance. Je vais faire un aveu qui paraîtra peut-être
singulier à la première page d'un recueil de causeries sur la littérature.
Tous les livres en général et même les plus admirables me paraissent
infiniment moins précieux par ce qu'ils contiennent que par ce qu'y met
celui qui les lit. Les meilleurs, à mon sens, sont ceux qui donnent le
plus à penser, et les choses les plus diverses.
La grande bonté des oeuvres des maîtres est d'inspirer de sages
entretiens, des propos graves et familiers, des images flottantes comme
des guirlandes rompues sans cesse et sans cesse renouées, de longues
rêveries, une curiosité vague et légère qui s'attache à tout sans vouloir
rien épuiser, le souvenir de ce qui fut cher, l'oubli des vils soins, et le
retour ému sur soi-même. Quand nous les lisons, ces livres excellents,
ces livres de vie, nous les faisons passer en nous. Il faut que le critique
se pénètre bien de cette idée que tout livre a autant d'exemplaires
différents qu'il a de lecteurs et qu'un poème, comme un paysage, se
transforme dans tous les yeux qui le voient, dans toutes les âmes qui le
conçoivent. Il y a quelques années, comme je passais la belle saison
sous les sapins du Hohwald, j'étais émerveillé, pendant mes longues
promenades, de rencontrer un banc à chaque point où l'ombre est plus
douce, la vue plus étendue, la nature plus attachante. Ces bancs
rustiques portaient des noms qui trahissaient le sentiment de ceux qui
les avaient mis. L'un se nommait le Rendez-vous de l'amitié; l'autre le
Repos de Sophie, un troisième le Rêve de Charlotte.
Ces bons Alsaciens qui avaient ainsi ménagé à leurs amis et aux
passants les «repos» et les «rendez-vous» m'ont enseigné quelle sorte
de bien peuvent faire ceux qui ont vécu aux pays de l'esprit et s'y sont
longtemps promenés. Je résolus pour ma part d'aller posant des bancs
rustiques dans les bois sacrés et près des fontaines des Muses. Cet
emploi de sylvain modeste et pieux me convient à merveille. Il n'exige
ni doctrine ni système et ne veut qu'un doux étonnement devant la
beauté des
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