La vie littéraire | Page 6

Anatole France
n'en avez pas.
Elle demeura un moment stupéfaite. Puis, dans l'excès de l'étonnement,
elle s'écria:
--Pas d'images! que dites-vous là? Je n'ai pas d'images! mais j'ai
«l'esquif». «L'esquif», n'est-ce pas une image? Et celle-là ne suffit-elle
pas à tout? L'esquif sur une mer orageuse, l'esquif sur un lac
tranquille!... Que voulez-vous de plus?
Oui certes elle avait «l'esquif», cette bonne madame Ackermann. Elle
avait aussi l'écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l'aigle et la
colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la nature.

Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de son
enfance.
Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies,
s'imprimèrent fortement dans les esprits d'élite; cette poésie retentit
dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté
s'assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d'étude.
Pourquoi? Certes, ce n'est pas sans raison. Madame Ackermann
apportait une chose si rare en poésie qu'on la crut unique: le sérieux, la
conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une
sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne vois
que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme
lui, avec moins d'étendue dans l'esprit, mais plus de force, un véritable
poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C'est par là qu'elle est
grande. Soit qu'elle nous montre au jugement dernier les morts refusant
de se lever à l'appel de l'ange et repoussant même le bonheur quand
c'est Dieu, l'auteur du mal, qui le leur apporte, soit qu'elle dise à ce dieu:
«Tu m'as pris celui que j'aimais; comment le reconnaîtrai-je quand tu
en auras fait un bienheureux? Garde-le; j'aime mieux ne le revoir
jamais.» Soit qu'elle crie à la nature: «En vain tu poursuis ton obscur
idéal à travers tes créations infinies: tu n'enfanteras jamais que le mal et
la mort», elle fait entendre l'accent d'une méditation passionnée, elle est
poète par l'audace réfléchie du blasphème; tous les plis mal faits du
discours tombent; l'on ne voit plus que la robuste nudité et le geste
sublime de la pensée.
On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l'on
murmure cette parole du poète Alfred de Vigny: «Tous ceux qui
luttèrent contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des
hommes.»
Rappelez-vous le choeur des Malheureux, qui ne veulent pas renaître,
même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive.
Près de nous la jeunesse a passé les mains vides, Sans nous avoir fêtés,
sans nous avoir souri. Les sources de l'amour sur nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari. Dans nos sentiers
brûlés pas une fleur ouverte, Si, pour aider nos pas, quelque soutien

chéri Parfois s'offrait à nous sur la route déserte, Lorsque nous les
touchions, nos appuis se brisaient; Tout devenait roseau quand nos
coeurs s'y posaient. Au gouffre que pour nous creusait la Destinée, Une
invisible main nous poussait acharnée: Comme un bourreau, craignant
de nous voir échapper, À nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible, Et l'aveugle Hasard
savait où nous frapper.
Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices; Non! ce n'est point à
nous de redouter l'enfer, Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices; Si
nous avons failli, nous avons tant souffert! Eh bien! nous renonçons
même à cette espérance D'entrer dans ton royaume et de voir tes
splendeurs; Seigneur nous refusons jusqu'à ta récompense, Et nous ne
voulons pas du prix de nos douleurs.
Nous le savons, tu peux donner encor des ailes Aux âmes qui ployaient
sous un fardeau trop lourd; Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères
mortelles Les élever à toi dans la grâce et l'amour; Tu peux, parmi les
choeurs qui chantent tes louanges, À tes pieds, sous tes yeux, nous
mettre au premier rang, Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant, Tu peux nous pénétrer
d'une vigueur nouvelle, Nous rendre le désir que nous avions perdu...
Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle Attachée à nos coeurs,
l'en arracheras-tu? .............................................
Rappelez-vous les imprécations de l'homme à la nature:
Eh bien! reprends-le donc ce peu de fange obscure, Qui pour quelques
instants s'anima sous ta main; Dans ton dédain superbe, implacable
Nature, Brise à jamais le moule humain!
De ces tristes débris, quand tu verrais, ravie, D'autres créations éclore à
grands essaims, Ton Idée éclater en des formes de vie Plus dociles à tes
desseins.
Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, Parce qu'il fut rêvé, puisse
un jour exister? Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère; À l'oeuvre!
il s'agit d'enfanter.

Change en réalité ton attente sublime. Mais quoi! pour les franchir
malgré tous
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 118
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.