doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des
dictionnaires et rêvait le bonheur de l'humanité. Elle consentit à
l'épouser après s'être assurée qu'il pensait comme elle que la vie est
mauvaise et que c'est un crime de la donner. Après deux ans d'une
union tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira
à Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en
cellules. Elle y fit bâtir une tour d'où elle découvrait le golfe bleu et les
cimes blanches des montagnes du Piémont. C'est là qu'elle est morte
après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux
Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se
levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en
temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers
désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette
audacieuse mena l'existence la plus régulière.
«Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle;
mais, en revanche, j'ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma
conduite. Cela se comprend d'ailleurs. On ne commet guère
d'imprudences que du côté de ses passions; or, je n'ai jamais connu que
celles de l'esprit.» Tout son bonheur au monde et son unique sensualité
furent de voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M.
Ernest Havet.
Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes
femmes, de ces veuves voilées que célèbre l'Église. Naturellement, elle
était d'une pudeur farouche.
L'idée seule d'une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle
s'éloignait avec dégoût des personnes qu'elle soupçonnait d'être trop
attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d'une femme «elle
est instinctive», c'était un congé définitif. Elle avait même, à cet endroit,
des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec une amie
d'enfance, parce que la pauvre dame, âgée alors de plus de soixante ans,
avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes à un très vieux
monsieur d'une manière trop sensuelle. J'étais là quand la chose advint.
Il me souvient qu'on parlait de Kant et de l'impératif catégorique. Pour
ma part, je ne vis rien que d'innocent dans les deux vieillards et dans les
pincettes. La dame du coin du feu n'en fut pas moins chassée sans
retour. Madame Ackermann l'avait jugée instinctive. Elle n'en démordit
point.
Madame Ackermann était capable d'une sorte d'amitié droite et simple.
Elle s'était fait pour ses vacances parisiennes une famille d'esprit.
Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi
et M. Joseph Reinach n'ont pas oublié le temps où elle les appelait ses
enfants. Chaque fois que quelqu'un de ses jeunes amis se mariait, elle
était désespérée. Pour elle, bien qu'elle y eût passé jadis assez
doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal,
car sa candeur n'en soupçonnait pas d'autre. Elle était philosophe:
l'innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme
marié était un homme perdu. Songez donc! Les femmes, même les plus
honnêtes, sont tellement «instinctives»! Elle frissonnait à cette seule
pensée. Ceux qui ne l'ont point connue ne sauront jamais ce que c'est
qu'une puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du coeur, ô
contradictions secrètes de l'âme! je crois qu'au fond d'elle-même et bien
à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais sujets.
En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin cette obstinée
contemptrice de l'amour, un jour, à l'ombre de ses orangers, a écrit cette
pensée dans le petit cahier où elle mettait les secrets de son âme:
«Amour, on a beau t'accuser et te maudire, c'est toujours à toi qu'il faut
aller demander la force et la flamme!»
Comme tous les solitaires, elle était pleine d'elle-même. Elle ne savait
qu'elle et se récitait sans cesse. Elle allait portant dans sa poche une
petite autobiographie manuscrite qu'elle lisait à tout venant et qu'elle
finit par faire imprimer. Ses plus beaux vers insérés dans la Revue
moderne, avaient passé inaperçus. C'est un article de M. Caro qui les fit
connaître tout d'un coup. Elle eut depuis lors un groupe d'admirateurs
fervents.
J'en faisais partie, mais sans m'y distinguer. Sa poésie me donnait plus
d'étonnement que de charme, et je ne sus pas la louer au delà de mon
sentiment. Elle était sensible à cet égard et, comme elle avait le coeur
droit et l'esprit direct, elle me dit un jour:
--Que trouvez-vous donc qui manque à mes vers, pour que vous ne les
aimiez pas?
Je lui avouai que, tout beaux qu'ils étaient, ils m'effrayaient un peu,
dans leur grandeur aride. Je m'en excusai sur ma frivolité naturelle.
--Comme les enfants, lui dis-je, j'aime les images, et vous les dédaignez.
C'est sans doute avec raison que vous
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