La vie littéraire | Page 4

Anatole France
pour moi. Il me sera permis de
payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans mon
obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies charmantes,
de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes humbles succès.
Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui rendront un
semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon coeur
que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses fils,
ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs.
Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic
Halévy écrivait ces lignes que je veux citer:
«Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents,
les plus droits que j'aie jamais connus.
Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette grande
vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens: la passion du
travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de coeur,
d'abord: sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si
tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue!
Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la rue
Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet immense
magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu de ses
employés; il était vraiment pour eux le patron, dans le vieux sens, dans
le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés comme des
auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu arriver, il y a une
trentaine d'années, dans la librairie de la rue Vivienne, des enfants qui
rangeaient des livres et faisaient des paquets; je les vois aujourd'hui, rue
Auber, grisonnants et devenus, dans des situations importantes, des
hommes tout à fait distingués. Et cela grâce à celui qu'ils continuaient à
appeler le patron.
Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann
Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que son

oeuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne
pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de
travail et d'honneur.»
C'est de tout coeur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par
M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque
connaissance, étant déjà ancien dans la «copie» et dans les livres. Du
vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le seconder en son
vaste et délicat travail d'éditeur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès
l'enfance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires,
suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous regrettons,
mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience, combien MM.
Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce agréable et
sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par leur père ne
saurait être mieux placé qu'en leurs mains.
A. F.
Mai 1892.

MADAME ACKERMANN.
J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir.
Je la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la
rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des grands
arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier tricot
de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, dernière
parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les autres.
Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris immémorial
des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que cette dame avait
été brouillée de tout temps avec la nature.
--Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui
passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une
loueuse de chaises.
Et il est vrai qu'elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle

pensait fortement et son âme audacieuse s'était affranchie des vaines
terreurs qui dominent le commun des hommes.
Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments--elle
nous l'a dit--étaient ceux qu'elle passait, assise dans un coin du jardin, à
regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes. Comme
beaucoup d'enfants intelligents, elle eut grand'peine à apprendre à lire.
Le catéchisme la rendit à moitié folle d'épouvante. Quand elle fut un
peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui
expliquer la doctrine chrétienne; elle suivit cet enseignement avec une
extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout à
fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à Berlin,
chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt,
Varnhagen, Jean Müller, Boekh, des savants, des philosophes. Son
esprit était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle
ce pessimisme profond qui a éclaté depuis.
Là, elle fut aimée d'un
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 118
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.