La vie littéraire | Page 3

Anatole France

croyait ancien, semblait l'égal d'Homère. On le méprise depuis qu'on
sait que c'est Mac-Pherson.
Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en
donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un

même livre ils approuvent des choses contraires, qui ne peuvent s'y
trouver ensemble.
Ce serait un ouvrage bien intéressant que l'histoire des variations de la
critique sur une des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée,
Hamlet, la Divine Comédie ou l'Iliade. L'Iliade nous charme
aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons
de bonne foi. Au XVIIe siècle, on louait Homère d'avoir observé les
règles de l'épopée.
«Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien,
c'est que ce mot est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules.
Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car
enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu'Homère est
barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matière de
littérature une seule opinion qu'on ne combatte aisément par l'opinion
contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte?
Ce volume fut envoyé à l'imprimerie par mon éditeur, par mon ami très
écouté et très vénéré, M. Calmann Lévy, que nous avons eu le malheur
de perdre au mois de juin dernier. M. Ernest Renan et M. Ludovic
Halévy ont dit de cet homme de bien, dans un langage parfait, tout ce
qu'il fallait dire, et je me tairais après eux si mon devoir n'était de porter
témoignage à mon tour.
M. Calmann-Lévy succéda, en 1875, dans la direction de la maison de
librairie à son frère Michel dont il était l'associé depuis l'année 1844.
Cette maison demeura prospère et s'accrut encore entre ses mains.
Aujourd'hui elle édite ou réimprime chaque année plus de deux
millions de volumes ou de pièces de théâtre.
M. Calmann Lévy fut en relations avec presque tous les écrivains
célèbres de ce temps. Il vécut en commerce intime avec Guizot, Victor
Hugo, Tocqueville, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée,
Ampère, Octave Feuillet, Sandeau, Murger, Nisard, le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, le comte d'Haussonville, Prévost-Paradol, Alexandre
Dumas fils, Ludovic Halévy, et tant d'autres dont le dénombrement

remplirait plusieurs pages de ce livre. Je dois du moins indiquer les
relations particulièrement cordiales qu'il entretenait avec M. Ernest
Renan. C'était un legs de Michel Lévy. M. Renan a raconté dans ses
Souvenirs, non sans charme, sa première rencontre avec l'éditeur auquel
il est resté fidèle. Ces rapports excellents se continuèrent plus
cordialement encore avec M. Calmann, devenu, par la mort de son frère
aîné, le chef unique de la maison.
M. Calmann Lévy était l'homme le plus sympathique. Il portait en
toutes choses une extrême vivacité alliée à une bonté exquise. Je crois
bien qu'il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Il avait l'esprit
des grandes affaires, et son attention infatigable ne négligeait pas les
plus petites choses. Nous aimions son bon rire, sa gaieté, sa franchise et
jusqu'à sa brusquerie. Car dans sa brusquerie même il gardait toute la
délicatesse de son coeur. Il était sûr, fidèle, obligeant. Il aimait à faire
plaisir. Et, tout engagé qu'il était dans de vastes entreprises, il
s'intéressait aux moindres affaires de ses amis. Un grand éditeur est une
sorte de ministre des belles-lettres. Il doit avoir les qualités d'un homme
d'État. M. Calmann Lévy possédait ces qualités. Il était toujours bien
informé. Il connaissait admirablement, à son point de vue, toute la
littérature contemporaine. Il savait sur le bout du doigt ses auteurs et
leurs livres. Il faisait preuve d'un tact parfait dans ses relations avec les
hommes de lettres. Avec une entière bonhomie il saisissait les nuances
les plus fines. Il était admirable pour contenter les grands et pour
encourager les petits. En vérité, c'était un bon ministre des lettres.
Mais ce qui donnait un charme singulier à son mérite, c'était la
modestie avec laquelle il le portait. Cette modestie était profonde et
naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins
ébloui de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la
société desquels il se plaisait aux heures de repos.
Nulle affectation chez cet homme excellent, et s'il s'arrêtait avec
complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était
celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère
Michel. Le seul orgueil qu'il montrât parfois était celui de ses obscurs
commencements.

Ce n'est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya les
plus belles vertus domestiques. Il ne m'appartient pas de le montrer,
comme un patriarche, à sa table couronnée d'enfants et de petits-enfants.
Les regrets qu'il y laisse ne s'effaceront jamais. Mais il me sera
peut-être permis de dire ce qu'il fut
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