La vie littéraire | Page 2

Anatole France
que dans le vide et qu'un grain de
sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en songeant
jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique.
Pensez à Pascal!

L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On
veut l'appuyer sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas de
sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des sciences
n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l'oeuvre
est une prophétie. Quand la biologie sera constituée, c'est-à-dire dans
quelques millions d'années, on pourra peut-être construire une
sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de siècles; après quoi, il
sera loisible de créer sur des bases solides une science esthétique. Mais
alors notre planète sera bien vieille et touchera aux termes de ses
destins. Le soleil, dont les taches nous inquiètent déjà, non sans raison,
ne montrera plus à la terre qu'une face d'un rouge sombre et fuligineux,
à demi-couverte de scories opaques, et les derniers humains, retirés au
fond des mines, seront moins soucieux de disserter sur l'essence du
beau que de brûler dans les ténèbres leurs derniers morceaux de houille,
avant de s'abîmer dans les glaces éternelles.
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement
universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai,
favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et
nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les
oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine.
On les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y
regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans
l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même
aux classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage
contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il pas
déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet
ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez
l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire
pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos
actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions seraient
en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne sont. C'est
par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouvé
d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand nombre.
Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font qu'obéir. Ils
n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère aucun. Et par leur
nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très petit commencement.

Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur naissance ont peu de
chance de plaire un jour, et qu'au contraire les ouvrages célèbres dès le
début gardent longtemps leur réputation et sont estimés encore après
être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l'accord est le pur
effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On en pourrait donner de
nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul. Il y a une quinzaine
d'années, dans l'examen d'admission au volontariat d'un an, les
examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page
sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec
beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.--Où ces
militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si
baroques et si ridicules?--Ils les avaient prises pourtant dans un très
beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau
temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette
éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine
le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les
plus estimés. «En latitude, les zones de la France se marquent aisément
par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique
et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur
vigne amère du nord, etc., etc.» J'ai vu des connaisseurs rire de ce style,
qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le
plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable,
mais, pour être admirée d'un consentement unanime, faut-il encore
qu'elle soit signée. Il en va de même de toute page écrite de main
d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a chance d'être
loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des sublimités
qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait, par exemple,
sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une mauvaise
lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des «raccourcis
d'abîme» chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d'un
Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des
sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le
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