faut bien qu'il y ait quelque chose de changé, puisque nous gémissons de ce qui les faisait tant rire.
Nous sommes plus affinés, plus délicats, plus ingénieux à nous tourmenter, plus habiles à souffrir. En ornant nos voluptés nous avons perfectionné nos douleurs. Et voilà pourquoi M. de Maupassant ne fait point de fabliaux, et fait des contes cruels.
Ne nous flattons pas d'avoir entièrement inventé aucune de nos misères. Il y a longtemps que le prêtre murmure en montant à l'autel: ?Pourquoi êtes-vous triste, ? mon ame, et pourquoi me troublez-vous?? Une femme voilée est en chemin depuis la naissance du monde: elle se nomme la Mélancolie. Pourtant, il faut être juste. Nous avons ajouté, certes, quelque chose au deuil de l'ame et apporté notre part au trésor universel du mal moral.
J'ai déjà parlé[4] de ma vieille bible en estampes et du paradis terrestre que j'admirais dans ma tendre et sage enfance, le soir, à la table de famille, sous la lampe qui br?lait avec une douceur infinie. Ce paradis était un paysage de Hollande et il y avait sur les collines des chênes tordus par le vent de la mer. Les prairies, admirablement drainées, étaient coupées par des lignes de saules creux. L'arbre de la science était un pommier aux branches moussues.
[Note 4: Voir la Vie littéraire, t. II, p. 319.]
Tout cela me ravissait. Mais je ne comprenais pas pourquoi Dieu avait défendu à cette bonne Flamande d'ève de toucher aux fruits de l'arbre qui donnait de belles connaissances. Je le sais maintenant, et je suis bien près de croire que le Dieu de ma vieille bible avait raison. Ce bon vieillard, amateur de jardins, se disait sans doute: ?La science ne fait pas le bonheur, et quand les hommes sauront beaucoup d'histoire et de géographie, ils deviendront tristes.? Et il ne se trompait point. Si d'aventure il vit encore, il doit se féliciter de sa longue perspicacité. Nous avons mangé les fruits de l'arbre de la science, et il nous est resté dans la bouche un go?t de cendre. Nous avons exploré la terre; nous nous sommes mêlés aux races noires, rouges et jaunes, et nous avons découvert avec effroi que l'humanité était plus diverse que nous ne pensions, et nous nous sommes trouvés en face de frères étranges dont l'ame ne ressemble pas plus à la n?tre que celle des animaux. Et nous avons songé: qu'est-ce donc que l'humanité, qui change ainsi, selon les climats, de visage, d'ame et de dieux? Quand nous ne connaissions de la terre que les champs qui nous nourrissaient, elle nous semblait grande; nous avons reconnu sa place dans l'univers, et nous l'avons trouvée petite. Nous avons reconnu que ce n'était qu'une goutte de boue, et cela nous a humiliés. Nous avons été amenés à croire que les formes de la vie et de l'intelligence étaient infiniment plus nombreuses que nous ne le soup?onnions d'abord et qu'il y avait des êtres pensants dans toutes les planètes, dans tous les mondes. Et nous avons compris que notre intelligence était misérablement petite. La vie n'est, par elle-même, ni longue ni courte et les hommes simples qui la mesurent à sa durée moyenne disent justement que c'est avoir assez vécu que de mourir en cheveux blancs. Nous, qu'avons-nous fait? Nous avons voulu deviner l'age immémorial de la terre, l'age même du soleil, et c'est aux périodes géologiques et aux ages cosmiques que nous mesurons à présent la vie humaine, qui, sur cette mesure, nous semble ridiculement courte. Noyés dans l'océan du temps et de l'espace, nous avons vu que nous n'étions rien, et cela nous a désolés. Dans notre orgueil, nous n'avons voulu rien dire, mais nous avons pali. Le plus grand mal (et sans doute le vieux jardinier à la barbe blanche de ma vieille bible l'avait prévu), c'est qu'avec la bonne ignorance la foi s'en est allée. Nous n'avons plus d'espérances et nous ne croyons plus à ce qui consolait nos pères. Cela surtout nous est pénible. Car il était doux de croire même à l'enfer.
Enfin, pour comble de misère, les conditions de la vie matérielle sont devenues plus pénibles qu'autrefois. La société nouvelle, en autorisant toutes les espérances excite toutes les énergies. Le combat pour l'existence est plus acharné que jamais, la victoire plus insolente, la défaite plus inexorable. Avec la foi et l'espérance nous avons perdu la charité; les trois vertus qui, comme trois nefs ayant à la proue l'image d'une vierge céleste, portaient les pauvres ames sur l'océan du monde ont sombré dans la même tempête. Qui nous apportera une foi, une espérance, une charité nouvelles?
HROTSWITHA AUX MARIONNETTES
J'en ai déjà fait l'aveu: j'aime les marionnettes, et celles de M. Signoret me plaisent singulièrement. Ce sont des artistes qui les taillent; ce sont des poètes qui les montrent. Elles ont une grace
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