La vie littéraire | Page 6

Anatole France
de sensations courtes et heurtées comme ces petites lames dures que craignent les marins. Avec quelle délicatesse il sent, il exprime la tristesse du départ, cette immense tristesse contenue dans ces seuls mots: ?Je ne reverrai plus jamais cela!?
Par une nuit froide et sombre, comme il va rejoindre son navire en rade, il est forcé de s'arrêter en chemin, pour une heure, dans un petit village où il n'a que faire. Découvrant une maisonnette au bout d'un sentier, il entre; il est re?u par une jolie mousmé; très hospitalière qui lui donne du riz et des cigarettes. Et le voilà qui songe:
Il est affreux, mon d?ner!... Dans le réchaud, de détestables braises fument et ne répandent pas de chaleur; j'ai les doigts si engourdis que je ne sais plus me servir de mes baguettes. Et autour de nous, derrière la mince paroi de papier, il y a la tristesse de cette campagne endormie, silencieuse, que je sais si glaciale et si noire. Mais la mousmé est là qui me sert avec des révérences de marquise Louis XV, avec des sourires qui plissent ses yeux de chats à longs cils, qui retroussent son petit nez déjà retroussé par lui-même--et elle est exquise à regarder...
Parce qu'elle est jolie, parce qu'elle est très jeune, surtout parce qu'elle est extraordinairement fra?che et saine, et qu'un je ne sais quoi dans son regard attire le mien, voici qu'il y a un charme subitement jeté sur l'auberge misérable où elle vit: je m'y attarderais presque; je ne m'y sens plus seul ni dépaysé; un alanguissement me vient, qui sera oublié dans une heure, mais qui ressemble beaucoup trop, hélas! à ces choses que nous appelons amour, tendresse, affection, et que nous voudrions tacher de croire grandes et nobles.
Et il emporte un regret d'une heure. Comment ne serait-il pas mortellement triste? Avec une exquise délicatesse d'épiderme, il ne sent rien à fond. Pendant que toutes les voluptés et toutes les douleurs du monde dansent autour de lui comme des bayadères devant un rajah, son ame reste vide, morne, oisive, inoccupée. Rien n'y a pénétré. Cette disposition est excellente pour écrire des pages qui troublent le lecteur. Chateaubriand, sans son éternel ennui, n'aurait pas fait René.
En même temps que Pierre Loti donnait ses Japoneries d'automne, M. Guy de Maupassant publiait un recueil de nouvelles intitulé la Main gauche et ce titre s'explique de lui-même. Ces nouvelles sont fort diverses de ton et d'allure. Il s'en faut qu'elles aient toutes la même valeur, mais toutes portent la marque du ma?tre; la fermeté, la brièveté forte de l'expression, et cette sobriété puissante qui est le premier caractère du talent de M. de Maupassant.
Ce recueil aussi, qu'on lit avidement, laisse une impression de tristesse. M. de Maupassant n'exprime pas comme l'auteur du Mariage de Loti la mélancolie des choses et ne semble pas frappé de la disproportion de nos forces, de nos espérances et de la réalité. Il est sans inquiétude; pourtant il n'est pas gai. La tristesse qu'il donne est une tristesse simple, rude et claire. Il nous montre la laideur, la brutalité, la bêtise épaisse, la ruse sauvage de la bête humaine, et cela nous touche. Ses personnages sont en général peu intelligents, assez vulgaires, terriblement vrais. Ses femmes sont instinctives, na?vement perverses, mal s?res, et par là tragiques. Ce qu'elles font, elles le font par pur instinct, en cédant aux suggestions obscures de la chair et du sang. Parisiennes raffinées comme madame Haggan (le Rendez-vous) ou créatures sauvages comme Allouma (la première nouvelle du recueil), elles sont les jouets de la nature et elles ignorent elles-mêmes la force qui les mène. Pourquoi madame Haggan change-t-elle d'amour? Parce que c'est le printemps. Pourquoi Allouma s'en est-elle allée avec un berger du Sud? Parce que le siroco soufflait.
Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même les plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la flèche de fer, de cuivre, de t?le ou de bois, de même qu'une influence imperceptible, une impression insaisissable remue et pousse aux résolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes, des champs, des faubourgs ou du désert.
Elles peuvent sentir ensuite, si elles raisonnent ou comprennent, pourquoi elles ont fait ceci plut?t que cela; mais, sur le moment, elles l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises, les esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des rencontres et de tous les effleurements dont tressaillent leur ame et leur chair! (Page 62.)
Tel est le sentiment d'un des personnages de M. de Maupassant et il semble bien que ce soit le sentiment de M. de Maupassant lui-même. Cela n'est pas nouveau et nos pères connaissaient la fragilité des femmes. Mais ils en faisaient des fabliaux. Il
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