La vie littéraire | Page 5

Anatole France
en partie mystérieuses. La beauté, la vertu, le génie garderont à jamais leur secret. Ni le charme de Cléopatre, ni la douceur de Saint Fran?ois-d'Assise, ni la poésie de Racine ne se laisseront réduire en formules et, si ces objets relèvent de la science, c'est d'une science mêlée d'art, intuitive, inquiète et toujours inachevée. Cette science, ou plut?t cet art existe: c'est la philosophie, la morale, l'histoire, la critique, enfin tout le beau roman de l'humanité.
Toute oeuvre de poésie ou d'art a été de tout temps un sujet de disputes et c'est peut-être un des plus grands attraits des belles choses que de rester ainsi douteuses, car, toutes, on a beau le nier, toutes sont douteuses. M. Brunetière ne veut pas convenir tout à fait de cette universelle et fatale incertitude. Elle répugne trop à son esprit autoritaire et méthodique, qui veut toujours classer et toujours juger. Qu'il juge donc, puisqu'il est judicieux! Et qu'il pousse ses arguments serrés dans l'ordre effrayant de la tortue, puisqu'enfin il est un critique guerrier!
Mais ne peut-il pardonner à quelque innocent esprit de se mêler des choses de l'art avec moins de rigueur et de suite qu'il n'en a lui-même, et d'y déployer moins de raison, surtout moins de raisonnement; de garder dans la critique le ton familier de la causerie et le pas léger de la promenade; de s'arrêter où l'on se pla?t et de faire parfois des confidences; de suivre ses go?ts, ses fantaisies et même son caprice, à la condition d'être toujours vrai, sincère et bienveillant; de ne pas tout savoir et de ne pas tout expliquer; de croire à l'irrémédiable diversité des opinions et des sentiments et de parler plus volontiers de ce qu'il faut aimer.
A. F.

LA VIE LITTéRAIRE

POURQUOI SOMMES-NOUS TRISTES[3]?
[Note 3: Pierre Loti: Japoneries d'automne, 1 vol.--Guy de Maupassant: La Main gauche. 1 vol.]
Pierre Loti nous a donné le journal des dernières semaines qu'il a passées au Japon; ce sont des pages exquises, infiniment tristes. Qu'il décrive Kioto, la ville sainte, et ses temples habités par des monstres séculaires, qu'il nous montre la belle société d'Yeddo déguisée à l'européenne et dansant nos quadrilles, ou qu'il évoque l'impératrice Harou-Ko dans sa grace hiératique et bizarre, Loti répand une tristesse vague, subtile et pénétrante qui vous enveloppe comme une brume et dont le go?t acre, l'amer parfum, vous restent au coeur. D'où vient qu'il est désolé et qu'il nous désole? Qu'est-ce qui lui fait sentir ainsi le mal de vivre? Est-ce la monotonie sans fin des formes et des couleurs que déroule ce peuple falot au milieu duquel il passe en regardant? Est-ce le rire éternel de ces jolies petites bêtes aux yeux bridés, de ces mousmés toutes semblables les unes aux autres avec leur coiffure aux longues épingles et le grand noeud de leur ceinture? Est-ce l'inexprimable odeur de cette race jaune, le je ne sais quoi qui fait que l'ame nippone est en horreur à la n?tre? Est-il triste parce qu'il se sent seul parmi des milliers d'êtres ou parce qu'il passe et va quitter tout ce qu'il voit, mourir à toutes ces choses? Sans doute tout cela le trouble et l'afflige. Il s'inquiète en voyant des êtres qui sont des hommes et qui, pourtant, ne sont point ses semblables. Un ennui charmant et cruel le prend au milieu de ces signes étranges dont le sens profond lui sera à jamais caché.
En contemplant, dans le temple des ?huit drapeaux?, la robe semée d'oiseaux que portait, il y a dix-huit siècles, Gziné-you-Koyo, la reine guerrière, il souffre du désir de ressaisir tout le charme héro?que de cette ombre insaisissable; il se sent malheureux de ne pouvoir embrasser ce merveilleux fant?me. Ce sont là, sans doute, des souffrances assez rares, mais il les éprouve, et les jeunes Japonaises, les mousmés ne l'ont point consolé. Il demanda, on le sait, à madame Chrysanthème des rêves qu'elle ne put lui donner. D'ailleurs, les amours d'un blanc avec ces petites bêtes jaunes, un peu femmes et un peu potiches, ne sont pas de nature à donner au coeur une paisible allégresse. Ce sont des hymens impies. On ne commet point impunément le crime des anges qui s'unirent aux filles des hommes.
L'antipathie de la race blanche pour la race jaune est si naturelle qu'il y a presque de la monstruosité à la vaincre. Et pourtant nous avons un tel besoin de sympathie, nous sommes si bien faits pour nous attacher et prendre racine, que nous ne pouvons rien quitter sans arrachement et que tout départ sans retour nous a un go?t amer. Comme ce sentiment est inconscient et rapide, il est de ceux que Loti a le mieux éprouvés; son ame mobile, peu capable d'impressions durables, est sans cesse agitée par de petits frissons, et c'est là encore une cause de mélancolie, que cette infinité
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