commun, il assied sa critique sur le consentement universel. Mais il n'est pas sans s'apercevoir lui-même qu'elle y est mal assise. Car ce consentement, qui suffit pour former et conserver les sociétés, ne suffit plus s'il s'agit d'établir la supériorité d'un poète sur un autre. Que les hommes soient assez semblables entre eux pour que chacun trouve dans le marché d'une grande ville et dans les bazars ce qui est nécessaire à son existence, cela n'est pas douteux; mais que dans le même pays deux hommes sentent absolument de la même fa?on tel vers de Virgile, rien n'est moins probable.
Il y a en mathématiques une sorte de vérité supérieure que nous acceptons tous, par cela même qu'elle n'est point sensible. Mais les physiciens sont obligés de compter avec ce qu'on nomme, dans les sciences d'observation, l'équation personnelle. Un phénomène n'est jamais per?u absolument de la même fa?on par deux observateurs.
M. Brunetière ne peut se dissimuler que l'équation personnelle ne se joue nulle part plus à son aise que dans les domaines prestigieux des arts et de la littérature.
Là jamais de consentement unanime ni d'opinion stable. Il en convient, ou du moins commence par en convenir: ?Pour ne rien dire de nos contemporains, qu'il est convenu que nous ne voyons pas d'assez loin, ni d'assez haut, combien de jugements, combien divers, depuis trois ou quatre cents ans, les hommes n'ont-ils point portés sur un Corneille ou sur un Shakespeare, sur un Cervantes ou sur un Rabelais, sur un Rapha?l ou sur un Michel-Ange! De même qu'il n'y a point d'opinion extravagante ou absurde que n'ait soutenue quelque philosophe, de même il n'y en a pas de scandaleuse ou d'attentatoire au génie qui ne se puisse autoriser du nom de quelque critique.? Et pour prouver que les grands hommes ne peuvent attendre plus de justice de leurs pairs, il nous montre Rabelais insulté par Ronsard, et Corneille préférant publiquement Boursault à Racine. Il devait nous montrer encore Lamartine méprisant La Fontaine. Il pouvait aussi nous montrer Victor Hugo jugeant fort mal tous nos classiques, hors Boileau, pour qui, sur le déclin de l'age, il nourrissait quelque tendresse.
Bref, M. Brunetière reconna?t qu'il est beaucoup d'avis contraires les uns aux autres dans la république des lettres. En vain, il se ravise ensuite et nous déclare avec assurance qu'?il n'est pas vrai que les opinions y soient si diverses ni les divisions si profondes?. En vain, il s'autorise d'une opinion de M. Jules Lema?tre pour affirmer qu'il est admis par tous les lettrés que certains écrivains existent, malgré leurs défauts, tandis que d'autres n'existent pas. Que, par exemple, Voltaire tragique existe, et que Campistron n'existe pas, ni l'abbé Leblanc, ni M. de Jouy. C'est un premier point qu'il veut qu'on lui accorde, mais on ne le lui accordera pas, car, s'il s'agissait de dresser les deux listes, on ne s'entendrait guère.
Le second point auquel il s'attache est qu'il y a des degrés, qui sont proprement les grades conférés au génie dans les facultés de grammairiens et dans les universités de rhéteurs. On con?oit que de tels dipl?mes seraient avantageux pour le bon ordre et la régularité de la gloire. Malheureusement ils perdent beaucoup de leur valeur par l'effet des contradictions humaines; et ces doctorats, ces licences, que M. Brunetière croit universellement reconnus ne font guère autorité que pour ceux qui les confèrent.
En théorie pure, on peut concevoir une critique qui, procédant de la science, participe de sa certitude. De l'idée que nous nous faisons des forces cosmiques et de la mécanique céleste dépend peut-être notre sentiment sur l'éthique de M. Maurice Barrès et sur la prosodie de M. Jean Moréas. Tout s'encha?ne dans l'univers. Mais en réalité, les anneaux sont, par endroits, si brouillés que le diable lui-même ne les démêlerait pas, bien qu'il soit logicien. Et puis, il faut en convenir de bonne grace: ce que l'humanité sait le moins bien, au rebours de Petit Jean, c'est son commencement. Les principes nous manquent en toutes choses et particulièrement dans la connaissance des ouvrages de l'esprit. On ne peut prévoir aujourd'hui, quoi qu'on dise, le temps où la critique aura la rigueur d'une science positive et même on peut croire assez raisonnablement que cette heure ne viendra jamais. Pourtant les grands philosophes de l'antiquité couronnaient leur système du monde par une poétique, et ils faisaient sagement. Il vaut mieux encore parler avec incertitude des belles pensées et des belles formes, que de s'en taire à jamais. Peu d'objets au monde sont absolument soumis à la science, jusqu'à se laisser ou reproduire ou prédire par elle. Sans doute, un poème ne sera jamais de ces objets-là, ni un poète. Les choses qui nous touchent le plus, qui nous semblent les plus belles et les plus désirables sont précisément celles qui demeurent toujours vagues pour nous et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.