La vie littéraire | Page 7

Anatole France
sentiment. Il analyse d'abord les raisons qu'il a d'admirer et d'aimer ces braves gens:
?Toutes les vertus, dit-il, que les philosophes avaient déjà connues et prêchées, m'apparaissaient, chez les disciples de Christus, transformées par un sentiment nouveau: l'amour d'un Dieu homme et d'un Dieu crucifié, amour sensible, ardent, pleins de larmes, de confiance, de tendresse, d'espoir. évidemment, ni les forces naturelles personnifiées ni le Dieu abstrait des sto?ciens n'ont jamais inspiré rien de pareil. Et cet amour de Dieu, source et commencement des autres vertus chrétiennes, leur communiquait une pureté, une douceur, une onction et comme un parfum que je n'avais pas encore respiré.?
Voilà ce qui l'attire. Voici maintenant ce qui l'éloignerait s'il n'était retenu par le chaste attrait de Séréna:
?L'idée que mes nouveaux frères avaient de ce monde et de cette vie heurtait en moi je ne sais quel sentiment de nature... Malgré mon pessimisme persistant..., il me déplaisait que des hommes méprisassent si fort la seule vie, après tout, dont nous soyons assurés. Puis je les trouvais par trop simples, fermés aux impressions artistiques, bornés, inélégants... Un peu de souci de la patrie romaine se réveillait en moi; je m'effrayais du mal que pouvait faire à l'empire, si elle continuait de se répandre, une telle conception de la vie, un tel détachement des devoirs civils et des occupations profanes... J'étais choqué que ces saints fussent si s?rs de tant de choses, et de choses si merveilleuses, quand j'avais, moi, tant cherché sans trouver, tant douté dans ma vie, et mis finalement mon orgueil dans mon incroyance.?
Bient?t les chrétiens eurent le bonheur d'être persécutés. Sérénus, qui était homme de go?t, resta parmi eux. Sa mort sto?que eut les apparences du martyre. Son corps fut enseveli parmi ceux des saints, dans le tombeau de la famille Flavia. Transporté à Beaugency-sur-Loire, en l'an de grace 860, il ne tarda pas à opérer des miracles. Il rendit notamment la vue à un aveugle et la vie à la jument d'un prêtre.
Voilà l'histoire de Sérénus. Et remarquez bien que l'impossibilité de croire, qui est le mal de ce galant homme, ne sévit pas seulement dans la partie religieuse de son ame. Elle le dévore tout entier. En politique comme en amour, il ne croit pas. Il ne trouve de raison de se déterminer que dans un certain sentiment de l'élégance morale qui survit chez lui à toute conviction et à toute philosophie. Le malheur est qu'on cesse d'agir quand on est ainsi. Il y a lieu de s'en inquiéter. Le bonhomme Franklin n'avait pas, tant s'en faut, autant d'esprit et de go?t que Sérénus; mais il possédait le sens pratique et il sut se rendre utile à ses concitoyens. Il était laborieux; il faisait sa tache et voulait que chacun f?t la sienne.
--Quand vous serez embarrassé pour prendre une décision, disait-il, allez chercher une feuille de papier blanc et divisez-la en deux colonnes. Vous écrirez dans une des colonnes toutes les raisons que vous avez d'agir, et, dans l'autre, toutes les raisons que vous avez de vous abstenir. De même qu'en algèbre on supprime les quantités semblables, vous bifferez les raisons qui se balancent, et vous vous déterminerez d'après la raison qui subsistera.
Jamais Sérénus n'emploiera cette méthode, qui n'est pas faite pour lui. Sérénus épuiserait tous les papyrus et toutes les tablettes de cire, il userait ses roseaux du Nil et son poin?on d'acier avant d'avoir épuisé les raisons que lui suggérerait son esprit subtil, et finalement il n'en trouverait aucune qui val?t mieux ou moins que les autres.
Faut-il donc agir? Sans doute qu'il le faut! Rappelez-vous le premier mot prononcé, dans le second Faust, par le petit homme que le famulus Wagner vient de fabriquer avec ses cornues. à peine sorti de son bocal, ce petit homme s'écrie fièrement: ?Il faut que j'agisse, puisque je suis.? On peut vivre sans penser. Et même c'est généralement ainsi qu'on vit. Il n'en résulte pas grand dommage pour la république. Au contraire, la patrie a besoin de l'action diverse et harmonieuse de tous les citoyens. C'est d'actes et non d'idées que vivent les peuples.

LA RéCEPTION DE M. LéON SAY à L'ACADéMIE FRAN?AISE
Nous avons entendu jeudi, à l'Institut, la fourmi faire l'éloge de la cigale. La louange était piquante, inattendue, heureuse. Il faut dire aussi que la fourmi n'est pas ce que croit le fabuliste; elle est économe de la fortune publique; c'est ce qu'on appelle économiste; elle est sage, elle est laborieuse, elle n'est point ingrate et elle sait qu'il ne faut point offenser la cigale, aimée des Muses. Cela revient à dire que M. Léon Say a parlé agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont le souvenir est si aimable. Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond About des choses tout à fait intéressantes. Il s'est exprimé en homme de go?t, avec une élégance
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