La vie littéraire | Page 6

Anatole France
de chacune de nos ames. Nous vivons ensemble, prince Hamlet, et vous êtes ce que nous sommes, un homme au milieu du mal universel. On vous a chicané sur vos paroles et sur vos actions. On a montré que vous n'étiez pas d'accord avec vous-même. Comment saisir cet insaisissable personnage? a-t-on dit. Il pense tour à tour comme un moine du moyen age et comme un savant de la Renaissance; il a la tête philosophique et pourtant pleine de diableries. Il a horreur du mensonge et sa vie n'est qu'un long mensonge. Il est irrésolu, c'est visible, et pourtant certains critiques l'ont jugé plein de décision, sans qu'on puisse leur donner tout à fait tort. Enfin, on a prétendu, mon prince, que vous étiez un magasin de pensées, un amas de contradictions et non pas un être humain. Mais c'est là, au contraire, le signe de votre profonde humanité. Vous êtes prompt et lent, audacieux et timide, bienveillant et cruel, vous croyez et vous doutez, vous êtes sage et par-dessus tout vous êtes fou. En un mot, vous vivez. Qui de nous ne vous ressemble en quelque chose? Qui de nous pense sans contradiction et agit sans incohérence? Qui de nous n'est fou? Qui de nous ne vous dit avec un mélange de pitié, de sympathie, d'admiration et d'horreur: ?Bonne nuit, aimable prince!?

SéRéNUS
Sérénus, par Jules Lema?tre, in-18.
Le temps est proche où Ponce-Pilate sera en grande estime pour avoir prononcé une parole qui pendant dix-huit siècles pesa lourdement sur sa mémoire. Jésus lui ayant dit: ?Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité; quiconque est de la vérité écoute ma voix?, Pilate lui répondit: ?Qu'est-ce que la vérité??
Aujourd'hui, les plus intelligents d'entre nous ne disent pas autre chose: ?Qu'est-ce que la vérité?? M. Jules Lema?tre vient de publier un petit conte philosophique, Sérénus, qui ne fut qu'un jeu pour son esprit facile et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme Candide ou Zadig marque aujourd'hui dans celle du XVIIIe.
Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lema?tre répète, sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux fonctionnaire romain: ?Qu'est-ce que la vérité?? Il admire les croyants et il ne croit pas. On peut dire qu'avec lui la critique est décidément sortie de l'age théologique. Il con?oit que sur toutes choses il y a beaucoup de vérités, sans qu'une seule de ces vérités soit la vérité. Il a, plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du relatif et l'inquiétude avec l'amour de l'éternelle illusion qui nous enveloppe. Un vieux poète grec a dit: ?Nous sommes agités au hasard par des mensonges;? de cette idée, M. Jules Lema?tre a tiré mille et mille idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles détachées.
C'est la philosophie d'un honnête homme. Vous entendez bien ce mot. Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est doux et s?r, une intelligence qui ne conna?t point la peur, une ame souriante et pleine d'indulgence. M. Jules Lema?tre est tout cela. En ajoutant qu'il a l'ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu'un peu vif, j'aurai fait l'esquisse de son portrait. En dépit de sa belle culture classique, il ne tient pas trop au passé. Nous l'avons bien vu un jour que nous e?mes l'idée de le mener voir, aux beaux-arts, l'Hermès de Praxitèle et les frontons du Parthénon. Nous étions trois mortels devant les vrais dieux et les vraies déesses, et je fus le seul tout à fait respectueux. Il arriva ce jour-là, comme d'habitude, que l'esprit ne fut pas du c?té du respect. Je ne sais pas si M. Jules Lema?tre admire beaucoup son temps, mais il l'aime. Paris, tel qu'il est, lui pla?t beaucoup. Il y est heureux, malgré ?l'ennui commun à toute créature bien née?. Le mot n'est pas de moi; il est de Marguerite d'Angoulême, la soeur de Fran?ois Ier.
Mais pourquoi, dites-vous, s'il aime tant Paris, nous conduit-il à Rome, chez Sérénus? Je vous répondrai qu'il a choisi, pour aller à Rome, le temps où l'on avait à Rome bien des idées et bien des sentiments que l'on a aujourd'hui à Paris. Le mal de Sérénus fut l'impossibilité de croire. Sa soeur était chrétienne; elle était belle; elle avait la douceur impérieuse des saintes; elle le conduisit dans la petite église, où il éprouva des sentiments étranges et contradictoires, quelque chose de ce que sentirait un galant homme introduit dans une assemblée des spirites, si les spirites étaient des martyrs, ou dans un conciliabule de nihilistes, si les nihilistes attendaient la mort sans la donner. Il fut saisi d'une sorte d'admiration et il éprouva en même temps d'invincibles répugnances. Voici comment il rend compte lui-même de ce double
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