La vie errante | Page 6

Guy de Maupassant
sensations du po��te. Chez le romancier la vision, en g��n��ral, domine. Elle domine tellement qu'il devient facile de reconna?tre, �� la lecture de toute oeuvre travaill��e et sinc��re, les qualit��s et les propri��t��s physiques du regard de l'auteur. Le grossissement du d��tail, son importance ou sa minutie, son empi��tement sur le plan et sa nature sp��ciale indiquent d'une fa?on certaine tous les degr��s et les diff��rences des myopies. La coordination de l'ensemble, la proportion des lignes et des perspectives pr��f��r��es �� l'observation menue, l'oubli m��me des petits renseignements qui sont souvent les caract��ristiques d'une personne ou d'un milieu, en d��noncent-ils pas aussit?t le regard ��tendu, mais lache, d'un presbyte?

III
LA C?TE ITALIENNE
Tout le ciel est voil�� de nuages. Le jour naissant descend grisaille, �� travers ces brumes remont��es dans la nuit, et qui ��tendent leur muraille sombre plus ��paisse par places, presque blanche en d'autres, entre l'aurore et nous.
On craint vaguement, avec un serrement de coeur que, jusqu'au soir, elles n'endeuillent l'espace, et on l��ve sans cesse les yeux vers elles avec une angoisse d'impatience, une sorte de muette pri��re.
Mais on devine, aux tra?n��es claires qui s��parent leurs masses plus opaques, que l'astre au-dessus d'elles illumine le ciel bleu et leur neigeuse surface. On esp��re. On attend.
Peu �� peu elles palissent, s'amincissent, semblent fondre. On sent que le soleil les br?le, les ronge, les ��crase de toutes ses ardeurs, et que l'immense plafond de nu��es, trop faible, c��de, plie, se fend et craque sous une ��norme pes��e de lumi��re.
Un point s'allume au milieu d'elles, une lueur y brille. Une br��che est faite, un rayon glisse, oblique et long, et tombe en s'��largissant. On dirait que le feu prend �� ce trou du ciel. C'est une bouche qui s'ouvre, grandit, s'embrase, avec des l��vres incendi��es, et crache sur les flots une cascade de clart�� dor��e.
Alors, en mille endroits en m��me temps, la vo?te des ombres se brise, s'effondre, laisse par mille plaies passer des fl��ches brillantes qui se r��pandent en pluie sur l'eau, en semant par l'horizon la radieuse gaiet�� du soleil.
L'air est rafra?chi par la nuit; un frisson de vent, rien qu'un frisson, caresse la mer, fait �� peine fr��mir, en la chatouillant, sa peau bleue et moir��e. Devant nous, sur un c?ne rocheux, large et haut qui semble sortir des flots et s'appuie contre la c?te, grimpe une ville pointue, peinte en rose par les hommes, comme l'horizon par l'aurore victorieuse. Quelques maisons bleues y font des taches charmantes. On dirait le s��jour choisi par une princesse des Mille et une nuits.
C'est Port-Maurice.
Quand on l'a vue ainsi, il n'y faut point aborder.
J'y suis descendu pourtant.
Dedans, une ruine. Les maisons semblent ��miett��es le long des rues. Tout un c?t�� de la cit��, ��croul�� vers la rive, peut-��tre �� la suite du tremblement de terre, ��tage, du haut en bas du rocher qui les porte, des murs ��cr��t��s et fendus, des moiti��s de vieilles demeures platreuses, ouvertes au vent du large. Et la peinture si jolie de loin, quand elle s'harmonisait avec le jour naissant, n'est plus sur ces d��bris, sur ces taudis, qu'un affreux badigeonnage d��teint, terni par le soleil et lav�� par les pluies.
Et le long des ruelles, couloirs tortueux pleins de pierres et de poussi��re, une odeur flotte, innommable, mais explicable par le pied des murs, si puissante, si tenace, si p��n��trantes, que je retourne �� bord du yacht, les yeux salis et le coeur soulev��.
Cette ville pourtant est un chef-lieu de province. On dirait, en mettant le pied sur cette terre italienne, un drapeau de mis��re.
En face, de l'autre c?t�� du m��me golfe, Oneglia, tr��s sale aussi, tr��s puante, bien que d'aspect moins sinistrement pauvre et plus vivant.
Sous la porte coch��re du coll��ge royal, ouverte �� deux battants en ces jours de vacances, une vieille femme rapi��ce un matelas sordide.
* * * * *
Nous entrons dans le port de Savone.
Un groupe d'immenses chemin��es d'usines et de fonderies, qu'alimentent chaque jour quatre ou cinq grands vapeurs anglais charg��s de charbon, projettent dans le ciel, par leurs bouches g��antes, des vomissements tortueux de fum��e, retomb��s aussit?t sur la ville en une pluie noire de suie, que la brise d��place de quartier en quartier, comme une neige d'enfer.
N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs qui aimez garder sans tache les voiles blanches de vos petits navires.
Savone est gentille pourtant, bien italienne, avec des rues ��troites, amusantes, pleine de marchands agit��s, de fruits ��tal��s par terre, de tomates ��carlates, de courges rondes, de raisins noirs ou jaunes et transparents comme s'ils avaient bu de la lumi��re, de salades vertes ��pluch��es �� la hate et dont les feuilles sem��es �� foison sur les pav��s ont l'air d'un envahissement de la ville par les jardins.
En revenant �� bord du yacht j'aper?ois tout �� coup, le long du quai, dans une balancelle napolitaine, sur une immense
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