La vie errante | Page 7

Guy de Maupassant
table tenant tout le pont, quelque chose d'��trange comme un festin d'assassins.
Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant le bateau entier d'une couleur et, au premier coup d'oeil, d'une ��motion de tuerie, de massacre, de viande d��chiquet��e, s'��talent, devant trente matelots aux figures brunes, soixante ou cent quartiers de past��ques pourpres ��ventr��es.
On dirait que ces hommes joyeux mangent �� pleines dents de la b��te saignante comme les fauves dans les cages. C'est une f��te. On a invit�� les ��quipages voisins. On est content. Les bonnets rouges sur les t��tes sont moins rouges que la chair du fruit.
Quand la nuit fut tout �� fait tomb��e, je retournai dans la ville.
Un bruit de musique m'attirant me la fit traverser tout enti��re. Je trouvai une avenue que suivaient par groupes la bourgeoisie et le peuple, lentement, allant vers ce concert du soir, que lui donne deux ou trois fois par semaine l'orchestre municipal.
Ces orchestres, sur cette terre musicienne, valent, m��me dans les petites villes, ceux de nos bons th��atres. Je me rappelai celui que j'avais entendu du pont de mon bateau l'autre nuit, et dont le souvenir me restait comme celui d'une des plus douces caresses qu'une sensation m'ait jamais donn��es.
L'avenue aboutissait sur une place qui allait se perdre sur la plage, et l��, dans l'ombre �� peine ��clair��e par les taches espac��es et jaunes des becs de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop quoi, au bord des flots.
Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large f?t tout �� fait tomb��, tra?naient le long du rivage leur bruit monotone et r��gulier qui rythmait le chant vif des instruments; et le firmament violet, d'un violet presque luisant, dor�� par une infinie poussi��re d'astres, laissait tomber sur nous une nuit sombre et l��g��re. Elle couvrait de ses t��n��bres transparentes la foule silencieuse �� peine chuchotante, marchant �� pas lents autour du cercle des musiciens ou bien assise sur les bancs de la promenade, sur de grosses pierres abandonn��es le long de la gr��ve, sur d'��normes poutres ��tal��es �� terre aupr��s de la haute carcasse de bols, aux c?tes encore entr'ouvertes, d'un grand navire en construction.
Je ne sais pas si les femmes de Savone sont jolies, mais je sais qu'elles se prom��nent presque toutes nu-t��te, le soir, et qu'elles ont toutes un ��ventail �� la main. C'��tait charmant, ce muet battement d'ailes prisonni��res, d'ailes blanches, tachet��es ou noires, entrevues, fr��missantes comme de gros papillons de nuit tenus entre des doigts. On retrouvait, �� chaque femme rencontr��e, dans chaque groupe errant ou repos��, ce volettement captif, ce vague effort pour s'envoler des feuilles balanc��es qui semblaient rafra?chir l'air du soir, y m��ler quelque chose de coquet, de f��minin, de doux �� respirer pour une poitrine d'homme.
Et voil�� qu'au milieu de cette palpitation d'��ventails et de toutes ces chevelures nues autour de moi, je me mis �� r��ver niaisement comme en des souvenirs de contes de f��es, comme je faisais au coll��ge, dans le dortoir glac��, avant de m'endormir, en songeant au roman d��vor�� en cachette sous le couvercle du pupitre. Parfois ainsi, au fond de mon coeur vieilli, empoisonn�� d'incr��dulit��, se r��veille pendant quelques instants, mon petit coeur na?f de jeune gar?on.
* * * * *
Une des plus belles choses qu'on puisse voir au monde: G��nes, de la haute mer.
Au fond du golfe, la ville se soul��ve comme si elle sortait des flots, au pied de la montagne. Le long des deux c?tes qui s'arrondissent autour d'elle pour l'enfermer, la prot��ger et la caresser, dirait-on, quinze petites cit��s, des voisines, des vassales, des servantes, refl��tent et baignent dans l'eau leurs maisons claires. Ce sont, �� gauche de leur grande patronne, Cogoleto, Arenzano, Voltri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San Fier d'Arena; et, �� droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi, Bogliasco, Sori, Recco, Camogli, derni��re tache blanche sur le cap de Porto-Fino, qui ferme le golfe au sud-est.
G��nes au-dessus de son port immense se dresse sur les premiers mamelons des Alpes, qui s'��l��vent par derri��re, courb��es et s'allongeant en une muraille g��ante. Sur le m?le une tour tr��s haute et carr��e, le phare appel�� ?la Lanterne?, a l'air d'une chandelle d��mesur��e.
On p��n��tre dans l'avant-port, ��norme bassin admirablement abrit�� o�� circulent, cherchant pratique, une flotte de remorqueurs, puis, apr��s avoir contourn�� la jet��e Est, c'est le port lui-m��me, plein d'un peuple de navires, de ces jolis navires du Midi et de l'Orient, aux nuances charmantes, tartanes, balancelles, mahonnes, peints, voil��s et mat��s avec une fantaisie impr��vue, porteurs de madones bleues et dor��es, de saints debout sur la proue et d'animaux bizarres, qui sont aussi des protecteurs sacr��s.
Toute cette flotte �� bonnes vierges et �� talismans est align��e le long des quais, tournant vers le centre des bassins leurs nez in��gaux et pointus. Puis apparaissent, class��s par compagnies, de puissants vapeurs en fer, ��troits et hauts, avec des formes
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