La veille darmes - Piece en cinq actes | Page 4

Claude et Lucien Nepoty Farrere
commencons par le
commencement. Je demande un sans atout.
VERTILLAC. Un sans atout avec ce jeu-la. Regardez, Commandant.
BIRODART. C'est un jeu superbe.
[Pendant la querelle, Brambourg est entre dans le salon. Sans bruit, il
ferme le rideau qui separe le salon de la salle a manger.]

SCENE II
JEANNE, BRAMBOURG.
BRAMBOURG. Fermons la cage. Ils vont se devorer. Affreux
spectacle! [Il fait quelque pas vers Jeanne.] Ah! la rade de Toulon! Les
lumieres, les feux des batiments. Parions que vous trouvez ca tres joli?
JEANNE. Ce n'est pas votre avis?
BRAMBOURG. Si, si, mais moi, devant ces grands spectacles, je suis
moins interesse par leur ensemble que par tel petit detail que je
decouvre tout a coup et que je decouvre d'autant plus que j'imagine
qu'il est a moi seul. Aussi jugez si je le deguste en gourmet. Par
exemple, ce soir, je l'ai decouvert tout de suite en entrant, mon petit
detail, et il est particulierement joli. [S'approchant encore de Jeanne qui
regarde par le sabord et semble ne pas l'ecouter.] Savez-vous, Madame,
pourquoi cette grande mer a ete creee, pourquoi cette enorme masse
sombre pleine de lueurs?... Non? Tout simplement pour qu'un reflet
bleu, si leger qu'il est a peine perceptible, frissonne ... sur la courbe
blanche de votre epaule. [Geste de pudeur de Jeanne. Elle se leve et
s'eloigne de lui.]
JEANNE. Monsieur ... vous n'etes pas au bridge?...
BRAMBOURG. Pas encore. J'attends. Je ne me presse jamais. Pas
seulement quand il s'agit de bridge, mais aussi des autres jeux, meme le
plus grand de tous: la vie. Oui, j'ai la fatuite de croire que mon tour
viendra toujours et cela me donne une grande patience. Les rebuffades
me font moins de mal. J'espere, j'attends ... Oui, c'est bien cela!
j'attends. C'est delicieux de consoler.
JEANNE. Consoler?
BRAMBOURG. Consoler.
JEANNE [changeant de ton]. Monsieur Brambourg, je vais vous faire
un aveu: je suis tres sotte.

BRAMBOURG [se recriant]. Oh!
JEANNE. Si, si. Je me connais bien, allez. Et la preuve, c'est que je ne
vous comprends pas. Vous croyez avoir affaire a une Parisienne. J'ai
ete elevee a la campagne, puis j'ai vecu en province. Toutes les finesses
m'echappent. Avec moi, il faut parler franchement, brutalement, sans
reticences.
BRAMBOURG. Encourage comme je le suis ...
JEANNE. Il est possible que je sois injuste. Il y a peut-etre un
malentendu entre nous. Dissipons-le une bonne fois, voulez-vous?
BRAMBOURG. Vous me traitez en ennemi.
JEANNE. J'ai tort. Asseyons-nous. [Elle s'assied devant le bureau.]
Causons gentiment, comme des camarades. [Regard de Brambourg vers
le rideau.] Oh! ils ne s'occupent pas de nous. [Riant.] Nous sommes
bien seuls. Profitons-en.
BRAMBOURG [s'asseyant de l'autre cote du bureau.] Je ne demande
pas mieux.
JEANNE. Et puis, plus d'images comme tout a l'heure. Vite la prose.
BRAMBOURG. C'est mon avis. Ou en etais-je?
JEANNE. Je vais vous aider. Vous disiez en dernier lieu ...
BRAMBOURG [riant]. Dans mon dernier poeme?
JEANNE [riant aussi]. Oh! oui ... Que votre sort est d'attendre ...
BRAMBOURG. Je me rappelle.
JEANNE. Attention! Vous m'avez promis des reponses tres nettes.
Attendre quoi?
BRAMBOURG. Ma chance.
JEANNE. Consoler qui?
BRAMBOURG. Vous.
JEANNE. Moi?.., Donc je suis malheureuse?
BRAMBOURG. Il est bien entendu que nous sommes deux camarades?
JEANNE. Oui, oui.
BRAMBOURG. Eh bien! prouvez-le en avouant l'evidence.
JEANNE. Pour l'instant, je n'avoue rien. J'ecoute. Parlez.
[Elle a les coudes sur la table, le menton dans les mains et regarde
Brambourg bien en face.]
BRAMBOURG. Allons, ne me prenez pas pour plus simple que je ne
suis. Pardi! vous vous donnez le change a vous-meme en vous repetant
"c'est un officier de grande valeur". Evidemment ... c'est presque un

grand homme ... D'accord! mais en amour, la verite, la voila toute crue,
comme vous la desirez: votre mari a le double de votre age.
JEANNE. Meme un peu plus.
BRAMBOURG [encourage]. Plus du double de votre age. Alors, dans
votre deconvenue, pourquoi rester si froide, si tranchante? Vous ne
croyez donc pas au devouement, a l'abnegation, a la folie? au respect
aussi, oui, au respect. Qu'est-ce que je vous demande, moi, un peu de
confiance, le droit de souffrir de vos deceptions, d'etre ... votre ami ...
qui vous aime ...
JEANNE [se levant]. Enfin!
BRAMBOURG. Si vous vouliez, je ...
JEANNE. Cela suffit, Monsieur. C'est tres clair, maintenant. Je puis
vous repondre. Soyez tranquille, je ne ferai pas du drame de mauvais
gout. Ecoutez seulement ceci: J'aime mon mari, oui, je l'aime, et par
contre ... je ne suis pas sure d'eprouver pour vous une estime
particuliere. Si je ne suis pas extremement claire, dites-le. Je tiens avant
tout a nous eviter a tous deux de nouvelles humiliations.
BRAMBOURG. Mes compliments. Bien joue. J'ai ete fait comme un
gosse.
JEANNE. Et puisque nous n'avons plus rien a nous dire, rien,
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