La vampire | Page 8

Paul H. C. Féval
police sont rares, et Fouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau posséder cinquante paires d'yeux, qu'importe s'il est myope? L'histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive, mais monotone et si longue, si longue, que le découragement viendrait à moitié route.
Nous avions, pour placer ici cette courte digression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent à notre métier de conteur. D'abord il nous plaisait de bien poser le cadre où vont agir les personnages de notre drame; ensuite il nous semblait utile d'expliquer, sinon d'excuser, l'inertie de la police urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville, une véritable concurrence aux cancans d'état.
La police avait autre chose à faire et ne pouvaient s'occuper de la vampire. La police s'agitait, cherchait, fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.
Le 28 février 1804, le jour même où Pichegru fut arrêté dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier de commerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf, devant un petit batiment qui était en construction, au rebord même du quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.
Les ma?ons qui pliaient bagages et les conducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ils l'appelèrent, disant:
--Patron, ne venez-vous point voir si nous avons avancé la besogne aujourd'hui?
L'homme les salua de la main et poursuivit sa route en remontant le cours de la rivière.
Ma?ons et surveillants se prirent à sourire en échangeant des regards d'intelligence, car il y avait une jeune fille qui allait à quelque cent pas en avant de l'homme, enveloppée dans une mante de laine noire et cachant son visage sous un voile.
--Voilà trois jours de suite, dit un tailleur de pierres, que le patron court le guilledou de ce c?té-là.
--Il est vert encore, ajouta un autre, le patron!
Et un troisième:
--Ecoutez donc! on n'est pas de bois! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plus que de raison. Il faut bien un peu rire.
Un vieux ma?on, qui remettait sa veste, blanche de platre, murmura:
--Voilà trente ans que je connais le patron; il ne rit pas comme tout le monde.
L'homme allait cependant à grand pas, et se perdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf, aux abords de la rue de la Cité.
Quant à la fillette voilée, elle avait complètement disparu, L'homme était vieux, mais il avait une haute et noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait le classer parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais de toilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds à la tête, l'allure franche et libre que donne l'habitude de certains exercices du corps, réservés, d'ordinaire, à la classe la plus riche.
Du batiment en construction jusqu'au pont Notre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage; c'était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait aux saluts d'un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissait point sa course.
Sa course semblait calculée, non point pour rejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.
Celle-ci, dont les jambes étaient moins longues, allait du plus vite qu'elle pouvait. Elle ne se savait point poursuivie; du moins pas une seule fois elle ne tourna la tête pour regarder en arrière.
Elle regardait en avant, de tous ses yeux, de toute son ame. En avant, il y avait un jeune homme à tournure élégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève. Le suivait-elle?
Plus notre homme que les ma?ons du Marché-Neuf appelaient le patron approchait de l'H?tel-de-Ville, moins nombreux étaient les gens qui le saluaient d'un air de connaissance. Paris est ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pas tel numéro de telle rue. Une fois que l'homme eut atteint le quai des Ormes, personne ne le salua plus.
L'homme cependant, ?le patron?, qu'il cour?t ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgré l'obscurité qui commen?ait à borner les lointains, il surveillait non seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que la fillette semblait suivre.
Celui-ci tourna le premier l'angle du Pont-Marie, qu'il traversa pour entrer dans l'?le Saint-Louis; la fillette fit comme lui; le patron prit la même route.
Le pas de la fillette se ralentissait sensiblement et devenait pénible. Rien n'échappait au patron, car sa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu'il murmurait:
--Il nous la tuera! Faut-il que tant de bonheur se soit changé ainsi en misère!
On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avait d? tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l'Ile et des Deux-Ponts. La fillette marchait désormais avec un effort si visible, que le patron fit un mouvement comme s'il e?t voulu s'élancer pour la soutenir.
Mais il ne céda point à la tentation, et calcula seulement sa marche de fa?on à bien voir où elle dirigerait sa course, après avoir quitté la rue des Deux-Ponts.
Elle tourna vers la gauche et franchit
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