La sirène | Page 5

Gustave Toudouze
peindre pour enseigne le portrait du second
César: large d'épaules et de poitrine, teint pâle et bourgeonné, cheveux
longs dans le cou, comme les Italiens modernes, yeux très grands, air
morose, la tête raide, inclinée en arrière.--Avoue que pour un peintre je
connais bien mes auteurs.
--Tu plaisantes toujours.
--Je te jure que le patron aura ce portrait.
--Tu veux influencer son hospitalité.
--Il est même capable de nous faire payer plus cher, une fois le tableau
mis en place.
--Paresseux!
--Je te promets de ne pas laisser une ruine, une pierre, un creux de

rocher, sans les toucher, les peindre, les exalter en vers et en prose;
mais demain!--Nous sommes abîmés de fatigue, et les villas de Tibère,
si curieuses qu'elles soient, ne nous offriront ni berceaux de verdure, ni
chambres de repos, pas même un simple banc pour nous asseoir. Les
fameuses salles de bain sont sans doute dans le même état, sans voûte
et sans murailles; à peine de loin en loin doit-il exister un bloc informe,
un pan de mur, une mosaïque grande comme la main, asiles non
contestés des couleuvres et des lézards!--Aie pitié de ton ami, et remets
toutes tes promenades à demain et aux jours suivants.
--Demain! soupira le jeune poëte en s'asseyant.
--Du reste, il nous faut un guide, et Pagano n'arrivera que demain
matin.»
Ce dernier argument parut décider Paul Maresmes.
«Ah! oui, ce pêcheur de la Petite Marine, qui parle français.
--Il viendra, ne désespère pas; et quant à son langage, toi qui sais
l'italien, tu le comprendras toujours.
--J'attendrai.
--Oh! la dolente mine, mon pauvre Paul!
--Raille, faux ami!
--Pardonne-moi, et allons essayer les lits de Mme Tibère.
--Oui, si les moustiques et les puces le permettent.

II
Le lendemain matin, bien reposés, Paul et Julien partaient sous la
conduite du pêcheur Pagano: ce dernier avait dépassé la cinquantaine,
mais, petit et trapu, il semblait d'une force et d'une agilité extraordinaire;

sa figure franche, son air ouvert, presque candide, plurent
immédiatement aux deux jeunes gens, et sa conversation, parfois
émaillée de mots italiens et de locutions françaises, était facile à
comprendre.
Ils commencèrent leur excursion par le côté oriental. Un sentier étroit,
passant sous l'ancien fort San-Michele, monte vers _il Capo_: il faut
une heure environ pour faire ce trajet. Ils ne tardèrent pas à voir l'église
_Santa-Maria del Soccorso_, sur la hauteur même; puis, en face du cap
Campanella, les restes de la plus célèbre des villas de Tibère, celle que
l'on nomme maintenant il Palazzo (le Palais), qui était dédiée à Jupiter,
et fut commencée par l'empereur Auguste. Pagano montra un fragment
de colonne gisant sur un des côtés du sentier:
«L'entrée del Palazzo!
--Et le palais lui-même!» ajouta Julien en désignant une longue et large
muraille à moitié ruinée, mais dont les fragments résistaient
victorieusement à l'action du temps et aux violences des mauvaises
saisons. Quelques chambres subsistent encore, et dans la plus haute
loge un ermite, vivant d'aumônes et faisant la cuisine; nos visiteurs se
débarrassèrent de lui moyennant une honnête rétribution.
Paul s'était arrêté pensif devant ces débris: quelques voûtes crevées par
places, des pierres rongées par la pluie, des fragments de mosaïque
blanche et noire, enfouis sous les ravenelles, les ronces et les herbes,
prouvaient seuls qu'un édifice avait existé en cet endroit. Le jeune poëte
songeait alors à Tibère tout-puissant empereur; Tibère qui de ce rocher
inculte et sauvage avait fait un jardin pour y cacher ses débauches;
Tibère, orgueilleux César élevant douze superbes villas, palais dédiés
aux douze grands dieux, et couvrant l'île entière de bosquets, de bois,
de forêts; construisant des aqueducs pour distribuer l'eau dans toutes
ces demeures luxueusement décorées; créant des bains magnifiques,
des thermes, des fontaines, et, du haut de son palais, palais de Jupiter,
bravant et tenant courbés sous le joug de sa terreur, le peuple romain, le
Sénat, le monde entier. Là, il écrivait ses ordres à Rome, et les
sénateurs pâlissaient et tremblaient à la lecture des terribles lettres
datées de Caprée. Peut-être ces chambres ruinées, dégradées et

s'émiettant en poussière avaient-elles vu réunis Tibère et Caligula,
quand l'empereur manda près de lui ce dernier, alors âgé de vingt ans,
et dans le même jour le fit homme, le revêtant de la robe virile et lui
faisant couper la barbe.
Un monde d'idées étranges assaillaient le jeune homme emporté par la
fièvre de son imagination. De cette hauteur, tournant le dos à la mer; il
jetait les yeux sur toute l'île, y cherchant les bosquets d'autrefois, les
asiles à Vénus abritant des couples amoureux, les villas magnifiques de
marbre et d'or. Sous l'influence d'un mirage, il croyait voir la Caprée du
César romain, et Tibère lui-même venait à lui, raide, morose, effrayant;
Tibère promenant dans cette retraite son oisiveté malfaisante et dissolue,
abandonnant son ancienne activité
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