La sirène | Page 4

Gustave Toudouze
blocs qui
composent l'île. Bientôt la Speranza fut en vue de la Grande Marine,
devant son étroit rivage bordé de barques tirées à sec et de maisonnettes
au toit plat; la plage se couvrit de pêcheurs, de gamins et
principalement de femmes. Ce sont elles qui font tous les gros ouvrages,
et même servent de maçons, portant le plâtre et les outils; elles sont
grandes, fortes, parfaitement découplées, avec l'air un peu fier.
A peine débarqués, les voyageurs se virent enlever leur bagage par
l'une de ces femmes, et dix noms d'hôtels ou de maisons meublées leur
furent criés aux oreilles, plus peut-être qu'il n'y avait d'endroits
habitables à Capri!
Albergo della Luna!
Albergo di Tiberio!
Albergo della Croce!
«Albergo di Tiberio! s'exclama Julien en frappant sur l'épaule de son
ami. Que dis-tu de cela? Quelle couleur locale! Veux-tu être l'hôte d'un
empereur romain? et de quel prince, Tibère!
--Allons chez Tibère! reprit Paul avec un sourire: on le dit bon vivant,
puisque ses soldats le traitaient de Biberius, de Caldius et de Mero.
--Tu veux fréquenter un ivrogne, toi un poëte!
--Me crois-tu incapable d'apprécier sa cave, et les poëtes n'ont-ils pas
toujours chanté le vin?
--Comment résister au désir de banqueter chez César, la coupe en main,
le front couronné de roses et de myrtes?
--Et puis le temps aura sans doute adouci sa farouche humeur.
--Il n'écorchera plus que notre bourse.
--Va pour l'auberge de Tibère; en route!»

La femme se mit en marche, suivie des deux amis, tous trois gravissant
l'étroit chemin, presque un escalier, qui de la Marine conduit à Capri,
entre une baie continuelle d'arbustes exotiques et de plantes épineuses
aux feuilles épaisses.
«On se croirait en Afrique, dit Julien, qui évitait les pointes menaçantes
d'un aloès gigantesque pour aller se heurter à un cactus aux larges
raquettes garnies de piquants, et je crains de tomber tout à l'heure dans
un douar arabe gardé par des fusils damasquinés et des burnous.
--Afrique ou Asie, nous sommes en Orient, répondit Paul, montrant les
premières maisons de la ville; regarde plutôt ces maisons basses et
carrées que l'oeil peut fouiller dans leurs moindres coins: est-ce encore
l'Italie ou bien le Caire? Quel étrange et curieux pays!
--La chaleur est également digne du climat africain!»
Julien s'épongeait le front avec son mouchoir et essayait de s'éventer en
agitant son chapeau.
«On ne respire pas, et je n'ai d'autre désir que de m'étendre à l'ombre,
de boire et de dormir.
--Tibère nous donnera satisfaction.
--Une simple coupe de falerne.
--Pourquoi pas du cécube ou du massique?
--Je préférerais peut-être ce vin de Setia qui pétille dans le verre.
--Bah! mon cher, que nous fait le nom dont l'hôte baptisera son capri
rosso ou son _capri bianco_?
--Tu ne le dédaignais pas à Naples, où on le fabrique.
--Quel parfum peut bien avoir le cru véritable?
--Un bouquet princier.

--Salut à César! nous sommes arrivés.»
La fameuse auberge n'était qu'une maison un peu plus grande que les
autres. On leur apporta des rafraîchissements, et, au bout de quelques
minutes, ils commençaient à reprendre haleine et à respirer plus
librement.
«Patron, demanda tout à coup Julien à l'hôte qui s'empressait autour
d'eux, connaissez-vous Tibère?
--_Tiberio? Sì signor_! Parfaitement.
--Ah! ah! Vous en descendez peut-être?
--Le signor veut rire: un si grand empereur et moi un pauvre aubergiste;
du reste je ne suis pas de l'île, je suis né à Sorrente.
--Pourquoi avez-vous donné ce nom de Tibère à votre auberge?
--A cause de ma femme.
--Comment! votre femme est parente de l'empereur romain? Elle
possède un César parmi ses ancêtres?
--_Sì signor_, elle descend directement de l'une des femmes de Tibère.
--Une de ses maîtresses?
--C'est un grand honneur chez nous, et personne ne conteste à ma
femme cette illustre origine.
--Où diable la vanité va-t-elle se nicher! reprit Julien en riant.
--Tu vois donc, dit Paul, que nous sommes un peu chez Tibère dans
cette bicoque.
--Dame! s'il faut en croire l'aubergiste et le sang princier qui coule dans
les veines de sa femme!

--Pourquoi refuser cette joie à ce brave homme?»
Pourtant Paul Maresmes se promenait nerveusement, regardant de
temps en temps avec impatience son ami qui, étendu sur le dos, fumait
paisiblement une cigarette de l'air le plus béat et le plus apathique.
«Nous ne sortons pas? dit-il enfin.
--Attends à demain, répondit languissamment Julien, et modère
l'agitation qui te dévore; tu tournes comme un écureuil dans sa cage.
Du reste, le jour va tomber.
--Je maudis ton indifférence.
--Repose-toi aujourd'hui. Aie pitié de ton ami.
--Profane! Et les ruines de Capri?
--N'as-tu pas la société d'une arrière-arrière-petite-fille de Tibère? Tes
goûts archéologiques ont là de quoi se satisfaire. Recherche son arbre
généalogique, remonte à Tacite, à Suétone, et fais ce cadeau à notre
hôte. Moi, je m'engage à lui
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