La sagesse et la destinée | Page 6

Maurice Maeterlinck

intérieure à laquelle se soumettent non seulement les hommes, mais
même les événements, qui les entourent. Ils ont conscience de cette
force; et cette force n'est d'ailleurs autre chose qu'un sentiment de
soi-même qui a su s'étendre au delà des bornes de la conscience
habituelle aux hommes.
On n'est chez soi, on n'est à l'abri des caprices du hasard, on n'est
heureux et fort que dans l'enceinte de sa conscience. Au reste, ces
choses ont été dites trop souvent pour que nous nous y arrêtions, si ce
n'est pour fixer notre point de départ. Un être ne grandit que dans la
mesure où il augmente sa conscience, et sa conscience augmente à
mesure qu'il grandit. Il y a ici d'admirables échanges; et de même que
l'amour est insatiable d'amour, toute conscience est insatiable
d'extension, d'élévation morale, et toute élévation morale est insatiable
de conscience.

VIII
Mais ce sentiment de soi-même, tel qu'on le comprend d'habitude, se
limite trop volontiers à la connaissance de nos défauts et de nos qualités.
Il peut s'étendre à des mystères infiniment plus secourables. Se
connaître soi-même, ce n'est pas seulement se connaître au repos ou se
connaître plus ou moins dans le présent et le passé. Les êtres dont je
parle n'ont en eux cette force que parce qu'ils se connaissent aussi dans
l'avenir. Avoir conscience de soi-même, pour les hommes les plus
grands, c'est avoir conscience, jusqu'à un certain point, de son étoile ou
de sa destinée. Ils connaissent une partie de leur avenir parce qu'ils sont
déjà une partie de cet avenir même. Ils ont confiance en eux parce qu'ils
savent dès aujourd'hui ce que les événements deviendront dans leur
âme. L'événement en soi, c'est l'eau pure que nous verse la fortune et il
n'a d'ordinaire par lui même ni saveur, ni couleur, ni parfum. Il devient

beau ou triste, doux ou amer, mortel ou vivifiant, selon la qualité de
l'âme qui le recueille. Il arrive sans cesse à ceux qui nous entourent
mille et mille aventures qui semblent toutes chargées de germes
d'héroïsme, et rien d'héroïque ne s'élève après que l'aventure s'est
dissipée. Mais Jésus-Christ rencontre sur sa route une troupe d'enfants,
une femme adultère ou la Samaritaine, et l'humanité monte trois fois de
suite à la hauteur de Dieu.

IX
On devrait pouvoir dire qu'il n'arrive aux hommes que ce qu'ils veulent
qu'il leur arrive. Nous n'avons, il est vrai, qu'une influence affaiblie sur
un certain nombre d'événements extérieurs; mais nous avons une action
toute puissante sur ce que ces événements deviennent en nous-mêmes,
c'est-à-dire sur la partie spirituelle qui est la partie lumineuse et
immortelle de tout événement. Il est des milliers d'êtres en qui cette
partie spirituelle qui demande à naître de tout amour, de tout malheur
ou de toute rencontre n'a pu vivre un instant, et ceux-là passent comme
des épaves sur un fleuve. Il en est quelques autres en qui cette part
immortelle absorbe tout; et ceux-là sont comme des îles sur la mer, car
ils ont trouvé un point fixe d'où ils commandent aux destinées intimes;
et la destinée véritable est une destinée intime. Pour la plupart des
hommes, c'est ce qui leur arrive qui assombrit ou éclaire leur vie; mais
la vie intérieure de ceux dont je parle éclaire seule tout ce qui leur
arrive. Si vous aimez, ce n'est pas cet amour qui fait partie de votre
destinée; c'est la conscience de vous-même que vous aurez trouvée au
fond de cet amour qui modifiera votre vie. Si l'on vous a trahi, ce n'est
pas la trahison qui importe; c'est le pardon qu'elle a fait naître dans
votre âme, et la nature plus ou moins générale, plus ou moins élevée,
plus ou moins réfléchie de ce pardon, qui tournera votre existence vers
le côté paisible et plus clair du destin où vous vous verrez mieux que si
l'on vous était resté fidèle. Mais si la trahison n'a pas accru la simplicité,
la confiance plus haute, l'étendue de l'amour, on vous aura trahi bien
inutilement, et vous pourrez vous dire qu'il n'est rien arrivé.

X
N'oublions pas que rien ne nous arrive qui ne soit de la même nature

que nous-mêmes. Toute aventure qui se présente, se présente à notre
âme sous la forme de nos pensées habituelles, et aucune occasion
héroïque ne s'est jamais offerte à celui qui n'était pas un héros
silencieux et obscur depuis un grand nombre d'années. Gravissez la
montagne ou descendez dans le village, allez au bout du monde ou bien
promenez-vous autour de la maison, vous ne rencontrerez que
vous-même sur les routes du hasard. Si Judas sort ce soir, il ira vers
Judas et aura l'occasion de trahir, mais si Socrate ouvre sa porte, il
trouvera Socrate endormi sur le seuil et aura l'occasion d'être sage. Nos
aventures
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