errent autour de nous comme les abeilles sur le point
d'essaimer errent autour de la ruche. Elles attendent que l'idée-mère
sorte enfin de notre âme; et quand elle est sortie, elles s'agglomèrent
autour d'elle. Mentez, et les mensonges accourront; aimez, et la grappe
d'aventures frissonnera d'amour. Il semble que tout n'attende qu'un
signal intérieur, et si notre âme devient plus sage vers le soir, le
malheur aposté par elle-même le matin devient plus sage aussi.
XI
Il n'arrive jamais de grands événements intérieurs à ceux qui n'ont rien
fait pour les appeler à eux; et cependant le moindre accident de la vie
porte en lui la semence d'un grand événement intérieur. Mais ces
événements sont les esclaves de la justice, et chaque homme a la part
de butin qu'il mérite. Nous devenons exactement ce que nous
découvrons dans les bonheurs et les malheurs qui nous adviennent; et
les caprices les plus inattendus de la fortune s'accoutument à prendre la
forme même de nos pensées. Les vêtements, les armes et les parures du
destin se trouvent dans notre vie intérieure. Si Socrate et Thersite
perdent leur fils unique le même jour, le malheur de Socrate ne sera pas
pareil au malheur de Thersite. La mort même, que l'on croit invariable,
a d'autres habitudes, d'autres gestes, d'autres larmes dans la maison des
bons que dans celle des méchants. On dirait que le malheur ou le
bonheur se purifie avant de frapper à la porte du sage; et qu'il baisse la
tête pour entrer dans une âme médiocre.
XII
À mesure que nous devenons sages, nous échappons à quelques-unes
de nos destinées instinctives. Il y a dans tout être un certain désir de
sagesse, qui pourrait transformer en conscience la plupart des hasards
de la vie. Et ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux
puissances ennemies. Une souffrance que votre âme a changée en
douceur, en indulgence ou en sourires patients, est une souffrance qui
ne reviendra plus sans ornements spirituels; et une faute et un défaut
que vous avez regardés face à face est une faute et un défaut qui ne
peuvent plus vous nuire, et qui ne peuvent plus nuire aux autres.
Il existe des rapports incessants entre l'instinct et le destin, ils se
soutiennent l'un l'autre, et ils rôdent la main dans la main autour de
l'homme inattentif. Mais tout être qui sait diminuer en lui la force
aveugle de l'instinct, diminue tout autour de lui la force du destin. Il
semble qu'il crée une sorte de lieu d'asile, inviolable en proportion de sa
sagesse, et ceux qui passent par hasard dans la zone éclairée de sa
conscience acquise n'ont rien à craindre du hasard tant qu'ils s'attardent
en cette zone. Placez Socrate et Jésus-Christ au milieu des Atrides, et
l'Orestie n'aura pas lieu aussi longtemps qu'ils se trouveront dans le
palais d'Agamemnon; et s'ils se fussent assis sur le seuil des demeures
de Jocaste, OEdipe n'eût pas songé à se crever les yeux. Il y a des
malheurs que la fatalité n'ose entreprendre en présence d'une âme qui
l'a vaincue plus d'une fois, et le sage qui passe interrompt mille drames.
XIII
Il est si vrai que la présence du sage paralyse le destin, qu'il n'existe
peut-être pas un seul drame où paraisse un véritable sage, et s'il y en
paraît un, l'événement s'arrête de lui-même avant les larmes et le sang.
Non seulement, il n'y a jamais de drame entre les sages, mais il y a très
rarement un drame autour du sage. Il n'est guère possible d'imaginer
qu'un événement tragique se développe entre des êtres qui ont fait
sérieusement le tour de leur conscience, et les héros des grandes
tragédies ont des âmes qu'ils n'interrogent jamais profondément. C'est
pourquoi le poète tragique ne saurait nous montrer qu'une beauté plus
ou moins enchaînée, car dès que ses héros s'élèvent aussi haut que de
véritables héros doivent monter, ils laissent tomber leurs armes, et le
drame n'est plus que le repos dans la lumière. Le seul drame du sage se
trouve dans le _Phédon_, dans _Prométhée_, dans la passion du Christ,
dans le meurtre d'Orphée ou le sacrifice d'Antigone. Mais ce drame mis
à part, qui est le drame unique de la sagesse, observons que les poètes
tragiques osent très rarement permettre au sage de paraître un moment
sur la scène. Ils craignent une âme haute parce que les événements la
craignent, et qu'un meurtre commis en présence du sage n'a pas le
même aspect que le meurtre commis en présence de ceux dont l'âme
s'ignore encore. Si Oedipe avait possédé quelques-unes de ces
certitudes que tout penseur peut acquérir, s'il avait eu en lui ce refuge
toujours ouvert que Marc-Aurèle, par exemple, avait su édifier en
lui-même, qu'aurait fait le destin, et qu'aurait-il pris

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.