achevé.... La philosophie a le droit
d'être obscure, elle en a le devoir pour autant qu'elle doit toujours ou
s'approfondir ou s'élever.... Le discours est subordonné à l'action
et le clair à l'obscur.»[27]
Encore une fois, dirons-nous avec Aristote et Platon, cela s'appelle tout
simplement σοϕίζεσται[28]. Aussi bien le divin Platon
ajoutait-il cette jolie définition du sophiste: «C'est un animal
changeant qui ne se laisse pas prendre, comme on dit, d'une seule
main ... une espèce bien difficile à saisir.»[29]
Cette impression, du reste, ne nous est, pas personnelle, et nous n'avons
encore rencontré aucun lecteur des ouvrages de cette, école qui
n'en ait facilement convenu. Voici, par exemple, ce qu'écrivait l'un
d'eux, philosophe de profession:
«Grisé de métaphores, ravi par les mouvements audacieux de sa
phrase, comme l'aéronaute téméraire qui s'abandonne avec
ivresse aux bonds imprévus de sa nacelle, il (le philosophe
bergsonien) croit s'élever vers une réalité plus pure, alors qu'il
monte dans les nuages en attendant la chute.... C'est l'image d'une nef
délestée, désemparée, qui s'élève, s'abaisse, se
précipite, se ralentit, tourbillonne, suivant les méandres les plus
fantaisistes et les plus inquiétants, au gré du talent, à la vitesse
de l'inspiration, Ã la merci de la passion ou du sentiment. Le lien qui
rattache les mots aux idées a été brisé.... Affranchis des lois
de l'usage, comme d'autant de conventions tyranniques, tantôt les
mots disloqués se détachent de leur contexte naturel, tantôt ils
forment des groupements révolutionnaires; la plupart du temps ils se
soustraient à toute association normale.... Les mots nous
apparaissaient chargés de souvenirs et de liens multiples, avec une
physionomie caractéristique, accompagnés d'un cortège
régulier d'idées, d'images et de sentiments, incorporés enfin et
étroitement subordonnés au monde réel. Dans le vocabulaire
nouveau, ils se présentent sans aïeux, sans histoire, sans tradition,
disposés à tout signifier, comme dans une société anarchique
ou jacobine tous les individus sont prêts à remplir toutes les
fonctions, sans être préparés à aucune.... Il suffit de saisir une
bonne fois le procédé.... On tire ainsi du langage de prestigieux
effets, dissociant les alliances d'idées ou de choses apparemment les
plus infrangibles, réconciliant les termes les plus opposés, formant
d'éblouissantes synthèses, résolvant les problèmes les plus
compliqués....»[30]
Si telle est l'impression d'un professionnel de la philosophie, celle des
«Philistins», et des plus savants d'entre eux, ne sera que pire. Le
rêve de ce grand homme, écrivait M. Le Dantec, serait «d'être
plongé dans un in pace parfaitement noir, et de s'y trouver suspendu
sans contact avec les parois du cachot. Là , sans être troublé dans
sa méditation par la vue, l'audition ou le contact, qui donnent des
objets externes une notion fausse ou superficielle, le philosophe, enfin
dégagé de toutes les entraves de la nature, vivrait dans sa
pensée profonde la vie totale de l'Univers»[31].
Cette ironie, un peu lourde, il est vrai, indique bien l'impression de noir
parfait que la lecture de M. Bergson a dû laisser à ce savant, ami des
méthodes positives et de la clarté.
Ainsi, pour l'un, c'est le vertige; pour l'autre, la nuit noire.... Et
cependant, nombreuses sont les âmes simples ou insuffisamment
instruites des premiers principes d'une saine philosophie qui se laissent
prendre aux prestigieux effets produits par de nouvelles associations de
mots et d'images. Noua en avons rencontré, par exemple, qui se
pâmaient d'admiration devant le seul titre de l'_Evolution
créatrice_. En apparence, en effet, le mot est heureux et n'a rien de
choquant. On y trouve un sujet, un attribut, un verbe sous-entendu, et
l'esprit est satisfait: _l'Evolution est créatice._ Mais si l'on va au
delà des mots, jusqu'au fond de la pensée de l'auteur, et si l'on
demande: 1º _Qui est créateur_?--Personne. C'est l'évolution qui
se fait elle-même; c'est donc une création sans aucun créateur.
Si l'on demande en outre: 2° _De quoi est-elle créatrice?_--De rien,
sinon d'elle-même! puisqu'il n'y a plus d'être, de chose! créée,
et que tout est devenir, c'est-à -dire évolution pure. En sorte que
c'est une création sans aucun créateur et sans aucune chose
créée![32]--Alors, après cette découverte, tout s'obscurcit et
devient incohérent: c'est le chaos des idées pour le simple bon
sens. Mais l'étiquette, avec sa brillante métaphore, a su masquer
parfaitement l'opposition des idées avec le sens commun. Tant est
grande la magie des mots! Nos farouches contempteurs des idées
«cristallisées et mortes», nos iconoclastes de toutes les idoles du
langage et de la tradition, sont les premiers à se payer de mots et les
seuls à adorer des métaphores!
Nous voici donc bien avertis sur les procédés littéraires et
méthodiques de notre auteur, ainsi que sur l'esprit et la portée
philosophique du nouveau système. Nous pouvons désormais
entreprendre l'analyse des écrits de
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