La philosophie de M. Bergson | Page 9

Albert Farges
M. Bergson, en commençant
par son premier-né, sa fameuse thèse sur la théorie nouvelle du
Temps ou de la Durée pure, qui sera comme le _leit-motiv_ de toutes
ses autres théories. Nous nous bornerons toutefois aux grandes lignes
et à une vue synthétique, évitant de les obscurcir par la critique,
d'ailleurs facile, d'innombrables détails.
* * * * *
Note.
Si la nébulosité systématique de la nouvelle école a des
avantages incontestables pour ses auteurs, elle a aussi des
inconvénients, car elle permet à l'imagination de chacun de
découvrir dans chaque nuée tout ce qui lui plaît, voire même
les figures les plus opposées aux intentions de l'inventeur. M.
Bergson ne pouvait manquer d'en être la première victime et de s'en
plaindre amèrement. Il sera pour le moins curieux et très suggestif
d'entendre ses protestations indignées contre les multiples
défigurations de sa pensée que se sont permises MM. les
professeurs des Lycées, auprès desquels M. Binet avait ouvert une
enquête pour connaître l'influence de la philosophie bergsonienne
sur leur enseignement. A ce sujet, le lecteur lira avec intérêt l'extrait
suivant de la séance de la _Société française de Philosophie,_
qui, le 28 nov. 1907, a mis aux prises M. Binet et M. Bergson.
«M. BINET.--Ma seconde question s'adresse spécialement
à notre savant collègue M. Bergson, que nous avons la bonne
fortune de compter aujourd'hui parmi nous. Il a vu (par l'enquête)
quelle influence sa philosophie exerce sur l'enseignement secondaire. Il
a vu aussi les doutes, les hésitations de certains maîtres, qui
avouent très franchement qu'il ne sont pas encore parvenus à trouver
la _formule d'adaptation de ses idées_ à l'état d'intelligence de
leurs l'élèves. Il me semble bien que M. Bergson doit être
intéressé par le renseignement si curieux et si sincère que nos
correspondants lui apportent. Nous serions heureux de connaître
d'abord, si ce n'est pas indiscret, son impression de séance. Nous
souhaitons aussi qu'après réflexion il puisse trouver les indications

et les conseils qui aplaniront les difficultés que rencontre la
propagation de ses idées.
«M. BERGSON.--J'avoue ne rien comprendre à certaines
observations (des professeurs de lycée) dont M. Binet vient de
donner lecture. M. Binet paraît désirer que je m'explique sur les
questions qu'elles soulèvent. C'est de lui ou de ses correspondants que
je réclame cette explication. Dans les théories qu'ils m'attribuent,
je ne reconnais rien de moi, rien que j'aie jamais pensé, enseigné,
écrit.... Où, quand, sous quelque forme ai-je dit quelque chose de
tout cela? Qu'on me montre dans ce que j'ai écrit une ligne, un mot,
qui puisse s'interpréter de cette manière, etc.» _(Bulletin de la
Société française de philosophie_, numéro de janvier, 1908, p.
20, 21.)
* * * * *
I
LA NOTION BERGSONIENNE DU TEMPS.
La nouvelle notion du Temps imaginée par M. Bergson est de la plus
haute importance, puisqu'il en a fait le centre et le pivot de tout son
nouveau système philosophique.
Au premier abord, il semble bien subtil et même paradoxal de vouloir
fonder une philosophie tout entière, une explication totale des choses
sur la notion du Temps. A la réflexion, toutefois, et au souvenir de la
merveilleuse synthèse péripatéticienne entièrement élevée
sur la notion du Mouvement--notion si voisine de celle du Temps,--on
est plutôt tenté de faire crédit à l'auteur, non sans quelque
défiance il est vrai, car si le Mouvement est un phénomène
patent qui tombe sous les sens, il n'en est pas de même du Temps, le
plus obscur et le plus mystérieux peut-être de tous les
phénomènes de la nature. Ce contraste avait déjà été
remarqué par les anciens, lorsqu'ils disaient: _Motus sensibus ipsis
patet, non autem tempus_. Aussi pouvons-nous craindre très
légitimement que le sophisme ne trouve plus facilement

à s'embusquer derrière ces ombres profondes, et qu'au lieu de bâtir
sur le roc, comme Aristote, M. Bergson ne puisse édifier que sur le
sable mouvant des conjectures.
Quoi qu'il en soit, essayons d'expliquer aussi clairement que possible sa
pensée toujours subtile et nuageuse, d'en montrer les côtés
spécieux et d'en préciser les points faibles. Pour cela,
commençons par faire connaître le résultat final de sa longue et
laborieuse étude sur la notion du Temps.
Le Temps étant l'antithèse de l'Espace, il est bon de rapprocher ces
deux notions pour en éclairer le sens par leur contraste. L'un et
l'autre, dans la philosophie traditionnelle, sont des _quantités
continues_, homogènes et mesurables; mais les parties de l'Espace
sont coexistantes et _simultanées_, tandis que les parties du Temps
sont successives et fluentes.
Or, dans le système de M. Bergson, l'Espace est défini par
_quantité_ et _homogénéité_, et partant par
_mensurabilité._ C'est le propre de la matière. Toute quantité,
soit discrète comme le nombre, soit continue comme les grandeurs,
est de
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