La philosophie de M. Bergson | Page 7

Albert Farges
outre de la vie et du charme
dont, il pare les théories les plus abstruses. D'abord, il joue le rôle
d'un prisme qui redresse et met d'aplomb les thèses de sens commun
renversées par nos antiintellectualistes, rassurant ainsi les
légitimes inquiétudes des auditeurs.
Expliquons notre pensée:
Pour nous faire comprendre la formule d'Héraclite: tout passe et rien
ne demeure dans un être, en sorte qu'il n'est jamais le même, ni dans
sa forme ni dans son fonds,--on emploie la comparaison célèbre du
courant d'eau vive ou du fleuve. Or, le fleuve, au contraire, demeure le
même dans son être substantiel, son eau restant la même, tant
qu'elle coule de la source à l'embouchure. Ainsi, au lieu de nous
présenter une image de la mobilité perpétuelle et totale de
l'être, on nous offre celle d'un simple voyage, qui est la permanence
même de l'être dont la position seule varie. Au lieu de nous offrir un
exemple de changement total et perpétuel, on choisit celui de la plus
faible et plus superficielle mutation. En sorte que la théorie du
mobilisme absolu, qui renversait la raison, se trouve comme

redressée et rendue acceptable par le mirage d'une métaphore qui
a fait paraître droit ce qui était à l'envers.
Autre exemple: Si j'avance que la substance est une notion inutile et
périmée; qu'il y a des modes d'être sans être, des attributs sans
sujet, des actions sans agent, il faudra, pour ne pas trop effaroucher
mon auditoire, que je lui trouve un équivalent ou un semblant
d'équivalent. Pour cela, j'aurai recours à une image. Je dirai, par
exemple, qu'il y a sous les phénomènes «un centre de
jaillissement»[23], et je répéterai la comparaison du feu
d'artifice si familière à M. Bergson; je comparerai donc l'Evolution
créatrice à ces milliers de fusées qui s'élèvent dans les airs
en éventail, après être parties d'un centre unique de
jaillissement--et mon auditoire, qui, avec son bon sens naturel, a
déjà mis un artificier derrière ce centre de jaillissement, acceptera
et applaudira la brillante image, très facile à saisir parce qu'elle a
naturellement redressé une théorie à rebours et inintelligible.
De même, pour expliquer la mémoire que la suppression de la
substance permanente ou de l'identité de la personne rendrait
absurde--eh! comment revoir, par exemple, si l'on n'est plus resté le
même?--on supposera que «dans chaque cellule cérébrale,
partout où quelque chose vit, il y a ouvert quelque part un registre où
le temps s'inscrit»[24].--Mais aux yeux du simple bon sens, qu'est-ce
qu' «un registre ouvert», où peuvent s'inscrire le passé, le
présent et l'avenir, sinon une chose qui demeure, une substance, où
s'enregistrent en passant les phénomènes qui se déroulent et
disparaissent? Interprétée dans son sens naturel, la métaphore
fait donc réapparaître aux yeux de tous la substance qu'on croyait
disparue, et l'esprit se déclare satisfait. Encore une fois, l'image a
joué le rôle du prisme redresseur de la pensée renversée, ou, si
l'on préfère; une autre comparaison, nous dirons que ces images
sont des pièces vraies destinées à suggérer une impression
fausse, puisqu'elles laissent entendre qu'elles sont l'expression fidèle
des théories: ce qui n'est pas. Elles donnent l'illusion que l'auteur
respecte précisément ce qu'il condamne.

Mais le procédé que nous critiquons ne consiste pas seulement en
abus d'images et de métaphores, il y ajoute une terminologie
nouvelle, où les liens consacrés par l'usage qui rattachaient les mots
aux idées correspondantes sont volontairement disloqués et
brisés. On fait même parfois signifier aux mots exactement le
contraire du sens universellement reçu.
Par exemple, le mot durer, dans toutes les langues, signifie _demeurer
le même_, au moins quant au fonds de son être et malgré des
changements accidentels de forme. Or, dans le vocabulaire nouveau,
durer signifie _ne jamais demeurer le même_, en sorte qu'une chose
qui cesserait de changer totalement et perpétuellement cesserait par
là même de durer[25].
De là , un idiome mystérieux et étrange, ou plutôt une multitude
d'idiomes, car, dans la nouvelle école, chacun se forge le sien,
à son gré, comme pour étourdir le lecteur par des obscurités
systématiques et par le flou des idées. On dirait qu'ils ont
adopté la devise de Renan: «Le vague est seul vrai», parce qu'il
peut seul rendre la fluidité insaisissable et protéiforme de toute
chose. Oh! combien ils sont loin de vouloir mériter l'éloge que
Barthélémy Saint-Hilaire adressait à la scolastique, d'être par sa
précision et sa clarté «toute française et toute
parisienne»[26]. Et ne croyez pas qu'ils cherchent à s'excuser de
leur obscurité; au contraire, ils s'en vantent: «Ce qui est clair n'est
plus intéressant, écrit M. Le Roy, puisque c'est ce à propos de
quoi tout travail de genèse est
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