stable ni en moi ni hors de moi, la pensée abstraite qui nous montre
des types fixes, des notions éternelles, des principes immuables et
nécessaires, en un mot, des vérités absolues, ne saurait être
qu'une faculté mensongère à laquelle nous ne pouvons plus nous
fier.
La nouvelle école se proclame donc antiintellectualiste; elle fulmine
contre «les concepts figés, cristallisés et morts, d'où la vie s'est
retirée», et contre toutes les combinaisons par induction ou
déduction de ces «entités conceptuelles», désormais
«vieux jeu»; elle proclame qu'il faut «renoncer tout à fait au
rationnel», suivant la maxime favorite de W. James,--et son moyen
consisterait à remplacer l'autorité «périmée» de
l'intelligence, soit intuitive, soit discursive, par une autre faculté
qu'elle appelle l'_intuition,_ mais qu'elle n'a jamais pu clairement
définir. Cette faculté serait comme un sentiment esthétique, une
sympathie divinatrice, entièrement libéré du joug de la raison et
de la logique. «Au delà et au-dessus de la logique!» ou bien:
«Vers les profondeurs supra-logiques!» Telle serait, d'après M. Le
Roy, sa véritable devise[18].
Voilà  en quelques traits synthétiques--sur lesquels nous aurons
à revenir en détail très longuement[19]--l'esprit de la philosophie
nouvelle. Tout son développement futur tient en germe dans ces
quelques principes,--si toutefois l'on peut encore parler de principes,
après la suppression des premiers principes.
C'est à leur lumière qu'il faut lire les ouvrages de M. Bergson, où
tout s'éclaire, si on ne les perd jamais de vue. Tout, disons-nous, ou
plutôt presque tout, car il reste encore un petit nombre de paragraphes
dans tels et tels chapitres qui semblent des énigmes mystérieuses
ou presque indéchiffrables, même pour les plus vieux professeurs
de métaphysique. Mais on peut ouvrir le secret des autres et
pénétrer leur synthèse, avec un peu de patience, grâce à cette
merveilleuse clé.
Nous allons en faire l'expérience, en parcourant ensemble les
principaux passages de ces trois volumes. Mais auparavant, une autre
remarque générale s'impose. Après avoir parlé du fond, il faut
encore parler de la forme dont cette philosophie nouvelle aime à se
parer.
* * * * *
Si le lecteur a bien compris combien cette nouvelle métaphysique est
au rebours de celle du sens commun, ou, si l'on veut, de celle que M.
Bergson lui-même a appelée «la métaphysique naturelle de
l'intelligence humaine»[20], il n'aura pas de peine à pressentir que
pour la faire accepter de ses lecteurs ou de ses auditeurs, un professeur
doit avoir à son service, non seulement un grand talent littéraire,
mais encore certains procédés spéciaux, dont il importe de
dévoiler les secrets.
_D'abord_, c'est l'usage constant et l'abus de la métaphore et, des
images qu'un artiste, un poète, comme lui, sait manier avec une
adresse et une originalité consommées, dignes du plus séduisant
des prestidigitateurs.
Nous sommes loin du temps où Aristote proscrivait de tout langage
philosophique et s'interdisait sévèrement à lui-même l'emploi de
la métaphore, cette «maîtresse d'erreur», comme il l'appelait,
cette grande et incomparable magicienne qui sait donner au faux un si
grand prestige[21]. La vérité n'en a nul besoin et doit savoir s'en
passer. Seule, elle peut montrer son visage à découvert, tandis que
le faux a toujours besoin d'une parure étrangère et d'un
déguisement pour se faire accepter.
Or, si nous assistons aujourd'hui aux cours publics les plus réputés
de la nouvelle école, si nous feuilletons ses ouvrages philosophiques
à grand succès, nous nous surprenons comme enveloppés par un
tourbillon ininterrompu d'images qui rivalisent d'éclat et de charme
imprévu. La métaphore a tout envahi, si bien qu'il ne reste plus de
place pour la démonstration des thèses. C'est elle qui a remplacé
la preuve. On a même érigé en principe que seule elle prouve, en
nous donnant l'intuition du réel.
«Qu'on ne s'étonne pas, écrit M. Le Roy, de me voir donner plus
de métaphores que de raisonnements: la métaphore est le langage
naturel de la métaphysique, pour autant que celle-ci consiste en une
_vivification de l'inexprimable_, en une _saisie du supra-logique par le
dynamisme créateur de l'esprit._»[22]--Eh bien! Aristote et Platon
ont déjà appelé tout cela: σοϕίζεσται.
Les exemples abondent. Il suffit d'ouvrir au hasard le volume de
l'_Evolution créatrice_ et d'en lire une page pour constater que le
culte de la métaphore y est élevé à la hauteur d'un
procédé réfléchi d'exposition philosophique.
Ici, c'est la comparaison du cinématographe qui fait paraître
continus et fluents des instantanés disjoints et immobiles. Là , c'est
l'image du kaleïdoscope qui, dans le continu morcelé et
fragmenté, met un ordre enchanteur mais illusoire. Ailleurs, ce sont
les brillantes fusées du feu d'artifice, qui figurent l'Evolution
créatrice s'élevant en pensée étincelante pour retomber en
matière, etc.
Ce procédé a plusieurs avantages, en
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