La philosophie de M. Bergson | Page 5

Albert Farges

l'interdiction fondamentale du maître. Il n'accepte plus sa consigne,
et passe outre à ses défenses. Au fond de son cœur, le kantisme a
vécu.
Déjà , les premiers disciples de Kant avaient agi de même. Les
écoles de Schelling, de Fichte, de Hegel, au lieu de s'abstenir de
toute spéculation sur l'absolu, comme d'un fruit défendu, en firent,
au contraire, comme on le sait, de véritables débauches.
M. Bergson n'aura qu'à les imiter, à sa manière, dans leur
révolte, et il sera applaudi par tous ceux--ils sont nombreux--qui sont
fatigués d'entendre répéter que tout n'est pour nous
qu'apparence et illusion, et qui ont enfin senti s'aiguiser en eux la faim
et la soif du réel et de l'absolu, pendant ces trop longs jours
d'abstinence kantienne. Malheureusement, comme la raison pure, si peu
comprise et si critiquée par Kant, lui inspire encore la même
défiance, il fera la gageure de s'en passer dans ses spéculations, de
ne se servir que d'une prétendue intuition esthétique
supra-intellectuelle, qui lui permettra de retourner à l'envers les
notions les plus essentielles de la raison humaine. Son
antiintellectualisme convaincu l'acculera à nous inventer une
métaphysique nouvelle à rebours des évidences fondamentales

du sens commun.
Ce sens commun lui-même deviendra un organe gênant qu'on finira
par amputer. Après s'être incliné devant lui très
respectueusement dans une Préface[14], on ne s'occupera plus de ses
perpétuelles protestations, et les enfants terribles de la nouvelle
école ne cesseront de nous «mettre en garde contre les illusions de
l'évidence vulgaire[15]», contre les notions communes
d'intelligibilité, de raison, de vérité, en proclamant
audacieusement qu'il n'en faut plus! Pour eux, le sens commun ne
fournit que des recettes pratiques, sans aucune valeur intellectuelle.
L'édifice métaphysique bergsonien sera donc nettement
antiintellectualiste, et voici ses principales thèses que nous allons
essayer de formuler,--autant toutefois qu'il est possible de préciser et
de réduire en formules des assertions extrêmement vagues et
fuyantes, ennemies-nées de la précision et de la clarté
didactiques.
* * * * *
L'idée mère et la pensée maîtresse de tout le nouveau
système est celle du vieil Héraclite: _L'être n'est pas, tout est
devenir pur_, c'est-à -dire perpétuel et intégral changement, en
sorte que rien ne demeure le même dans cette fuite perpétuelle de la
réalité: Πάντα ΄Ïει καί οÏδεν μÎ-νει[16]. Il en
donnait la comparaison célèbre: On ne se baigne pas deux fois dans
le même fleuve ni même une seule fois, puisque tout change sans
cesse et dans le fleuve et dans le baigneur, qui ne sont jamais les
mêmes.
Or, cette fluidité universelle des êtres, dont la vie est le type
premier, d'après M. Bergson, c'est ce qu'il a appelé le Temps ou la
Durée pure, et dont il a fait la «substance résistante» ou
«l'étoffe» même des choses, s'il est permis toutefois d'appeler de
ce nom ce qui est l'inconsistance et la fluidité même.
De cette première négation de l'être, on va voir découler les

plus graves conséquences, soit _métaphysiques,_ soit logiques,
soit _critériologiques_.
Au point de vue _métaphysique_, la catégorie de substance est
biffée.
Il n'y a plus que des modes d'être sans être, des attributs sans sujet,
des actions sans agent ou des passions sans patient; ce qui est
radicalement inintelligible. Bien plus, les catégories d'accidents ou
de modes sont réduites à une seule: le mouvement perpétuel.
Qualité, quantité, etc., ne sont et ne peuvent être que des modes
de mouvements: ce qui n'est pas moins inintelligible.
Au point de vue logique, si l'être n'est pas, il ne saurait être identique
à lui-même, et le principe d'identité ou de non-contradiction est
ruiné, entraînant à sa suite la ruine de tous les autres principes
de la raison, qui, en dernière analyse, s'appuient tous sur le premier,
sur l'impossibilité que l'être et le non-être, le oui et le non soient
identiques. Pour la nouvelle école, au contraire, le contradictoire est
sans doute impensable--vu la constitution actuelle de notre esprit,--mais
nullement impossible. Bien plus, il est le fond même de toute
réalité dans la nature, où tout est à la fois lui-même et autre
que lui-même, puisque tout y est devenir pur, c'est-à -dire
l'hétérogénéité même et la contradiction perpétuelle de
l'être et du non-être simultanés.
Cependant nos nouveaux philosophes veulent bien conserver à ces
premiers principes de la raison un rôle pratique et tout provisoire.
Ainsi, la formule deux et deux font quatre n'exprime aucune vérité
absolue et définitive, mais elle reste «commode» et «utile»,
puisqu'elle réussit[17],--comme si son utilité pour régler avec
mon débiteur n'était pas précisément le fruit de sa vérité
mathématique et absolue!
Au point de vue _critériologique_, les conséquences ne sont pas
moins révolutionnaires. Puisque tout est fluent, et qu'il n'y a rien de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 157
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.