La petite roque | Page 5

Guy de Maupassant
le corps, ils s'arrêtèrent, n'osant
plus avancer et parlant bas. Puis ils s'enhardirent, firent quelques pas,
s'arrêtèrent encore, avancèrent de nouveau, et ils formèrent bientôt
autour de la morte, de sa mère, du médecin et de Renardet, un cercle
épais, agité et bruyant qui se resserrait sous les poussées subites des
derniers venus. Bientôt ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même
se baissèrent pour le palper. Le médecin les écarta. Mais le maire,
sortant brusquement de sa torpeur, devint furieux, et, saisissant la canne
du docteur Labarbe, il se jeta sur ses administrés en balbutiant:
«Foutez-moi le camp... foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi
le camp....» En une seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents
mètres.
La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait maintenant
dans ses mains jointes sur sa face.
Dans la foule, on discutait la chose; et des yeux avides de garçons
fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut, et, enlevant
brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui disparut tout
entière sous le vaste vêtement.
Les curieux se rapprochaient doucement; la futaie s'emplissait de
monde; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu
des grands arbres.
Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main,
dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité du
peuple et répétait: «Si un de vous approche, je lui casse la tête comme à
un chien.»
Les paysans avaient grand'peur de lui; ils se tinrent au large. Le docteur
Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui parla, cherchant
à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses mains de son visage et
elle répondit avec un flux de mots larmoyants, vidant sa douleur dans
l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa vie, son mariage, la mort
de son homme, piqueur de boeufs, tué d'un coup de corne, l'enfance de
sa fille, son existence misérable de veuve sans ressources avec la petite.

Elle n'avait que ça, sa petite Louise; et on l'avait tuée; on l'avait tuée
dans ce bois. Tout d'un coup, elle voulut la revoir, et, se traînant sur les
genoux jusqu'au cadavre, elle souleva par un coin le vêtement qui le
couvrait; puis elle le laissa retomber et se remit à hurler. La foule se
taisait, regardant avidement tous les gestes de la mère.
Mais, soudain, un grand remous eut lieu; on cria: «Les gendarmes, les
gendarmes!»
Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, escortant
leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux, qui dansait comme un
singe sur une haute jument blanche.
Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
grande joie des officiers.
Il mit pied à terre avec le capitaine, et serra les mains du maire et du
docteur, en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que gonflait
le corps couché dessous.
Quand il fut bien au courant des faits, il fit d'abord écarter le public que
les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut bientôt dans la
prairie, et forma haie, une grande haie de têtes excitées et remuantes
tout le long de la Brindille, de l'autre côté du ruisseau.
Le médecin, à son tour, donna des explications que Renardet écrivait au
crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites,
enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Maxime
aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.
Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
l'expliquer que par un vol; et, comme ces guenilles ne valaient pas
vingt sous, ce vol même était inadmissible.
Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s'étaient mis
eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches le

long de l'eau.
Renardet disait au juge: «Comment se fait-il que ce misérable ait caché
ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en pleine
vue?»
L'autre, sournois et perspicace, répondit: «Hé! hé!» Une ruse peut-être?
Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans
tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.»
Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le substitut, le
médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur tour. On
recommença les recherches tout en causant avec animation.
Renardet dit tout à coup: «Savez-vous que je vous garde à déjeuner?»
Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction,
trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite Roque,
se tourna vers le maire:
--Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas? Vous avez bien
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