La patrie française | Page 6

Francois Coppée
défiance et de l'hostilité du gouvernement; le cri de ?Vive l'Armée!? considéré comme séditieux; et, sournoisement, dirigeant tout, une Société secrète, c'est-à-dire deux fois illégale, et qui pourtant se confond avec le gouvernement lui-même: en sorte qu'on pourrait dire que ce gouvernement, qui est protégé par elle et qui re?oit ses ordres, participe de son illégalité, et que nous aurions donc, théoriquement, le droit de refuser, à ce gouvernement-là, l'obéissance.
On a vu des tyrannies plus tragiques, plus sanglantes: on n'en a point vu de mieux caractérisée, ni d'aussi hypocrite, puisque ceux qui l'exercent n'ont à la bouche que les principes de la Révolution, et en vivent.
Une si extraordinaire situation a produit cet effet, extraordinaire comme elle: l'Opposition, c'est aujourd'hui toute la France.

II
Vous me direz: Le gouvernement et la ma?onnerie s'en moquent, car ils ont la force; ils sont décidés à s'en servir, et ils le montrent assez.
Je n'hésite pas à répondre:--Ils ont raison. Si la majorité est opprimée, elle n'a que ce qu'elle mérite; et tant pis pour elle. Elle n'avait qu'à se défendre depuis quinze ans. Elle n'avait qu'à faire conna?tre ce qu'elle veut et ce qu'elle ne veut pas. Et aujourd'hui, c'est bien simple, elle n'a qu'à se révolter.
Entendons-nous bien. Nous n'appelons pas un coup d'Etat, militaire ou autre, pas même une révolution pacifique qui s'accomplirait par l'accord spontané et soudain du peuple et de l'armée et qui ne serait, nous dit-on, qu'une manifestation un peu irrégulière de la volonté nationale et, au bout du compte, du suffrage universel. Nous écartons cette chimère hasardeuse. Nous ne sommes pas royalistes; nous ne sommes pas bonapartistes; nous ne sommes même pas césariens. Nous voulons nous délivrer de nos tyrans par des moyens légaux. Nous voulons triompher par une opposition strictement constitutionnelle. Nous avons trois ans devant nous. Notre tache (elle est énorme, mais commen?ons toujours), c'est d'organiser le suffrage universel et de le moraliser; de faire que, dans toute la France, ceux qui pensent comme nous se rapprochent, s'imposent une discipline et agissent ensemble.
Hélas! nous en sommes loin! L'inertie des braves gens est désespérante. Nous nous indignons de ce qui se passe; nous crions à l'oppression; et puis, parce que nous avons trouvé dans notre journal l'expression véhémente de nos propres colères, nous les jugeons satisfaites par là-même et nous retournons à nos occupations ou à nos plaisirs. Le gouvernement peut faire ce qu'il veut; il peut proscrire et persécuter, frapper les meilleurs serviteurs du pays, ressusciter les lettres de cachet, désorganiser l'armée, dilapider les deniers publics, consommer l'abaissement de la France à l'extérieur; nous crierons un peu, mais c'est tout ce qui en sera. C'est que nous ne souffrons pas encore assez; j'entends que nous ne souffrons pas dans notre personne ni, directement, dans nos biens matériels. Notre vie, après tout, reste supportable. Puis, nous avons notre pain à gagner, nos intérêts, nos affections, nos divertissements.
Lettre de cachet, Haute-Cour et polémique des journaux à part, les moeurs sont assez douces; et nous voyons se préparer, et nous boucher l'horizon, la grande kermesse où l'Europe se précipitera comme au mauvais lieu, et sur laquelle comptent nos gouvernants pour verser de l'oubli par-dessus notre inertie. Nous ne comprenons pas que, si chacun de nous souffre peu, tous nous sommes menacés; que c'est autre chose, pour la santé morale des individus et pour leur joie intérieure, de faire partie d'une communauté bien ordonnée et robuste, ou d'une collectivité énervée et avilie; que ce qui atteint la nation atteint chaque citoyen; que, selon la parole d'un ancien, ce qui importe à la ruche importe à l'abeille, et que nous risquons de nous réveiller un jour dans une France définitivement exténuée et perdue à jamais.
Nous devons donc consentir à l'effort, même à quelque sacrifice.--La ?Ligue de la Patrie fran?aise? s'est mise en règle, on vous dira comment, avec une loi injuste. A présent, il faut marcher. Il faut se contraindre à la méthode et à la persévérance. Il faut que tous ceux qui pensent de même prennent la peine de le dire et d'en tirer des conséquences. Il faut que, dans chaque quartier de Paris et des grandes villes, dans chaque petite ville et enfin dans chaque village, des groupes se forment, qui se mettent bien d'accord sur quelques idées vitales; que ces groupes se réunissent périodiquement pour traiter, sous forme de conférences ou d'entretiens, des questions d'intérêt public; que leurs membres s'obligent à l'assiduité; qu'ils contribuent, non seulement par leurs discours et leurs bons désirs, mais par des actes--et par de l'argent--à la propagation de leurs idées; que pas une élection ne se fasse,--sénatoriale dans trois mois, municipale dans six mois et législative dans trois ans--où ils ne présentent, à tout hasard, leurs candidats; et que ces candidats soient d'honnêtes et de braves gens qui introduisent enfin dans la politique ce qu'on n'y
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